
Depuis 4 ans, lapartmanquante suit avec intérêt la production que nous offre l’atelier de gravure Subterráneos, au rythme de ses vagues régulières d’expositions urbaines thématiques. Plusieurs publications Street art à Oaxaca de ce blog sont en effet illustrées par des œuvres monochromes, en noir et blanc, exclusivement imprimées sur papier blanc ou café, parfois rouge-orangé, provenant de cet atelier. Cette forme d’exposition dans la rue, sur les murs de bâtiments coloniaux ou modernes est nécessairement éphémère en raison de son exposition à la pluie et au soleil, au vent, à la différence des fresques murales peintes, ce qui donne parfois avec le temps l’impression d’une peau qui se décolle des façades, de différentes couches graphiques qui se superposent, s’effacent et se recomposent, le sentiment d’une ville-pasimpseste.
Subterráneos, qui est aussi un collectif, expose publiquement et gratuitement des collages de format moyen à gigantesque, composés de fines gravures faites sur des planches en bois. Ce sont surtout des représentations réalistes de personnages d’inspiration rurale qui se déploient et se dupliquent dans toute la ville – dans le centre historique, objet de beaucoup d’attention touristique et culturelle, mais aussi dans les quartiers résidentiels et populaires éloignés, les villages. Subterráneos propose à la vente aux particuliers la même production vue dans les rues de Oaxaca, mais numérotée et encadrée, dans son espace situé au numéro 403 de la rue Morelos, où sont également organisées continuellement des formations pour les artistes graveurs.
lapartmanquante est très heureuse de présenter Mario Guzmán pour la deuxième fois, à l’occasion d’un interview reformulé ici en article plus fluide. La première fois ce fut en 2012, à l’occasion d’un article sur l’atelier ASARO, Mario nous l’avait alors présenté en tant qu’un des artistes leaders. Il a fondé en 2021 et co-dirige actuellement Subterraneos.

De son parcours, Mario évoque son enfance à Nanchitlan, Veracrúz, dans le milieu d’ouvriers et de techniciens de la pétrochimie, fortement présente dans cette zone du golfe du Mexique. Il arrive à Oaxaca 4 mois après la création du mouvement zapatiste au Chiapas, en 1993, où il s’implique progressivement dans le milieu artistique local, dans des projets socio-éducatifs dans les villages et communautés zapotèques environnantes, ce qui l’amène à voir de près la pauvreté de la région.
À partir de 2006, avec le soulèvement de la population à Oaxaca, son travail graphique devient de plus en plus militant, puisqu’il participe activement à la production de gravures soutenant les manifestants. Il devient un pilier de l’atelier ASARO dans l’Espacio Zapata, puis du collectif URTARTE crée en 2008.
Pour revenir à son bébé actuel, Subterraneos a été créé en août 2021 et a donc à peine 2 ans. Tout d’abord sous la forme d’un collectif de 5 personnes de confiance, augmenté progressivement d’autres camarades, des artistes autonomes, des étudiants, des militants communistes du FPR (Front populaire révolutionnaire). Le marxisme-léninisme est un ciment idéologique du collectif.
Le nom du collectif est venu naturellement, car selon Mario, l’Art doit pouvoir rendre visible et dénoncer. « Subterraneos » signifie ceux d’en bas, les invisibles, exploités, les oubliés. Mario avait proposé « Subterraneos de la Liberdad », dans le sens d’émancipation de l’humanité, mais est resté un seul mot. Le logo du collectif est une plaque d’égout stylisée, comme une descente dans les profondeurs humaines, les combats sociaux souterrains et la lutte des classes de plus en plus invisibilisés à Oaxaca ; comme d’ailleurs dans tout le Mexique de 2023, en plein boom économique pourtant freiné par une très forte inflation, un pays qui continue d’être pétri de fortes inégalités, égoïsmes et injustices.
Deux semaines après sa création, le collectif d’artistes a trouvé par chance le local dans lequel il se développe actuellement. Sortant de la pandémie covid, beaucoup de lieux dans le centre-ville touristique de Oaxaca de Juárez s’étaient vidés de leurs commerces, bars et restaurants… Le propriétaire a donc accepté avec plaisir la demande de location dans cet espace très bien situé. Les prix à la location et à la vente n’ont pourtant pas cessé d’augmenter depuis 2020, la crise covid ayant été un accélérateur pour l’immobilier avec de nouveaux arrivants plus à l’aise financièrement dont beaucoup de nomades du numérique, travaillant en ligne, en relation avec les grandes zones économiques du pays ou à l’international et donc percevant de forts revenus.

L’identité du collectif continue à se construire, avec un objectif militant de plus en plus affiché. Il compte maintenant 8 responsables et au total 25 collaborateurs.
Avec la possibilité de multiplier les gravures, il est possible de faire des compositions de collages papier. Dans le domaine de la sculpture, cette démarche évoque le sculpteur Rodin avec ses moules de sculptures existantes et recompositions en volume, tel que la Porte de l’Enfer (1900), exposée au Musée d’Orsay à Paris. On peut aussi parler dans le processus créatif de Subterraneos d’une « ville-palimpseste », selon Fayolle-Lussac Bruno, inspiré par Michel Foucault (archéologie du savoir/archéologie du savoir), avec l’idée de continuité-discontinuité et du processus du temps sur les œuvres murales, sur la ville.
Mario avance pour sa part, en plus de regarder le monde dans sa généralité et sa complexité, ses inspirations qui penchent vers Goya, Dürer, Rembrandt, Daumier, Siqueiros et Orozco, le muralisme mexicain et les expressionnistes allemands, ainsi que le TGP (Taller Gráfico Popular) fondé à Mexico en 1937.
Les fresques en collages restent un temps indéfinis dans les rues, quelques heures, quelques jours, parfois plusieurs mois, certaines deux ou trois ans. Les autorités de Oaxaca réagissent mieux aujourd’hui à ces « invasions visuelles ». Ces œuvres sont maintenant considérées comme un événement artistique, il y a une plus grande acceptation depuis deux ans au moins, parce qu’elles offrent une image artistique de Oaxaca et cela fait partie de la politique touristique du gouvernement actuel. Certaines personnalités militantes de 2006 sont maintenant dans des institutions culturelles et politiques depuis que la parti Morena (celui du président AMLO) gouverne Oaxaca.
Par exemple, l’œuvre monumentale Diaspora noire, 500 ans d’esclavage (en ouverture de cet article et dans le diaporama). Cette œuvre, en accord avec le propriétaire du bâtiment, a été faite de jour en 10 heures, de midi à 20 heures, avec un petit groupe d’artistes bénévoles. Ce fut le premier projet puis chantier du collectif. Également sur la façade de Toro, située rue Morelos comme l’atelier, où pendant un an on a pu admirer des portraits illustrant différents caractères et émotions comme la colère, la folie, l’espoir, la peur (voir ici)… Mais en général, après un appel à participation au sein du collectif, l’affichage se fait sans demander de permission, plutôt de nuit.
Suberraneos privilégie les grands à très grands formats, ce qui exige de graver de larges plaques de bois puis de les imprimer, une prouesse technique peu répandue. Cela permet d’accrocher l’œil du passant et de l’automobiliste et de mieux faire passer les messages sous-tendant les œuvres graphiques.
Pour Mario, la finalité, ce n’est pas une galerie d’art mais la rue : la galerie est l’espace public et les expositions privées, les commandes, les ventes en boutique font évidemment mais secondairement tourner économiquement le projet.
X
x
Face à la gentrification en cours
Le débat sur la gentrification de Oaxaca, terme qui vient directement du mot américano-anglais, est apparu récemment sur les réseaux sociaux, dans les conversations. Ce n’est pas récent, ce phénomène est arrivé de manière douce et régulière. Cela a commencé quand la ville de Oaxaca a reçu la dénomination « Patrimoine de l’Humanité » par l’UNESCO, en 1987. On peut aussi remonter à 1974 avec la fondation du TAPRT (Taller de Artes Plásticas Tamayo), un espace pour former des professionnels des arts plastiques et visuels en deux dimensions, ce qui fut la première légitimation officielle artistique et contemporaine à Oaxaca.
Peu à peu le commerce local s’est déplacé des quartiers du centre-ville les plus prisés pour laisser la place à une économie de tourisme à la fois élitiste et de masse. Mais en même temps se sont implantés des ateliers, des espaces culturels autonomes, en autogestion qui doivent pour survivre s’adapter aux changements de la ville et imaginer de nouvelles réponses. En 2006, une phase de contestation sociopolitique intense a eu lieu à Oaxaca : une guérilla urbaine historique avec des pillages, des victimes civiles tuées par les forces de l’ordre ou enlevées, disparues. Dans ce contexte, de nombreux artistes et collectifs ont participé graphiquement tout en manifestant avec la population.
Aujourd’hui, l’économie de Oaxaca dépend beaucoup de l’art, parce qu’il déplace beaucoup d’argent. Les prix pour se loger ont explosé, et par exemple une bière qui coûtait dans un bar il a quelques années 25 pesos, coûte aujourd’hui le double ou le triple. Du fait de la forte inflation au Mexique, le coût de la vie courante a flambé, particulièrement à Oaxaca, qui est devenue en 3 ou 4 ans seulement une des villes les plus chère à vivre dans tout le pays.
La gentrification, c’est le besoin de vendre aux touristes étrangers et internationaux l’idée d’une ville heureuse et festive, avec une image lisse, sans aspérités, sans profondeur, de donner l’image idéale d’une ville coloniale presque virtuelle, esthétique mais figée. L’impact sur la production artistique à Oaxaca, c’est que les questions sociales et politiques sont de plus en plus romantisées, bien qu’il y ait toujours en 2023 des luttes pour des dommages importants, des thèmes essentiels à mettre en avant tels que l’exploitation des employés des restaurants et des hôtels en ville ; mais aussi celle des paysans et des artisans da la région, la vétusté des infrastructure urbaines, la corruption, la dépossession de territoires ruraux traditionnellement habités par des communautés natives, du fait de la pression immobilière partout.

Quelles sont les perspectives pour Subterraneos ?
L’atelier bénéficie déjà d’un début de reconnaissance au niveau local avec le Secretaria de Cultura qui a le contrôle des espaces d’exposition municipaux ; mais aussi aux niveaux national et international. Des expositions hors les murs sont organisées comme à Torreón, au Centro Cultural Antigua Harinera (une ancienne minoterie) ou au Japon au XXXXXXX ; des échanges entre artistes graveurs oaxaqueños et autrichiens, colombiens, ainsi que des ateliers de dessin et de formation à la gravure sur bois dans ses locaux, en direction d’un large public. Il reçoit de plus en plus de commandes rémunérées pour des lieux privés. Pour la fin de l’année 2023, Subterraneos prévoit une nouvelle vague d’exposition dans les rues de Oaxaca, avec pour thème Qué es el Estado ? (Qu’est-ce que l’État ?) et dans l’idée de davantage mettre en lumière les racines du Mexique.
Dans cet effort de visibilité et d’information, durant un moment apparaissait apposé aux gravures sur les murs, le carré d’un QR-code. En le scannant avec son smartphone, on arrivait à une page Internet donnant la liste des œuvres et des détails sur le projet en cours. Comme Subterraneos est en perpétuelle évolution en tant que collectif, cette pratique a été laissée de côté. Preuve qu’il a déjà atteint l’âge de la maturité et un niveau d’excellence, admiré de plus en plus ici et ailleurs, sans avoir besoin des gadgets du Web ? On le souhaite vivement à Mario, pour le talent et les efforts qu’il a déployé jusquà présent à Oaxaca, même s’il affirme qu’il n’attend et ne cherche rien au niveau institutionnel et officiel.
Subterraneos continuera donc de confirmer librement et démocratiquement sa présence sur la scène culturelle, son identité à la fois artistique et politique, afin de « regarder le Mexique de l’extérieur » depuis son atelier jeune et très vivant, toujours pétillant d’idées et de collaborations.
Florent Hugoniot
article écrit suite à un entretien avec Marco Guzmán en juin 2023
X
Thèmes déjà exposés par Subterraneos :
Diaspora negra, los Nadies, los Diablos



































X

**********************************************************************************
SOURCES :
https://www.facebook.com/Subterraneoss/
https://www.instagram.com/subterraneos.oax/
https://es.wikipedia.org/wiki/Taller_de_Gr%C3%A1fica_Popular



