Sans détour – deuxième partie

Ah, au fait, le chargeur du téléphone ! Décidemment celui-ci ne voulait pas fonctionner. Mais oui, il fallait remettre le contact. Lorsque Lucas voulu redémarrer la Tesla, pas plus de succès. Cette fois-ci c’était plus sérieux. La batterie de la voiture se serait mal rechargée ? Aucun voyant ne l’avait prévenu de cette avarie. Sa tablette indiquait seulement 12% de charge, seuil critique.

Il respira profondément lorsqu’il fut distrait par un mouvement dans les buissons à une dizaine de mètres du bord de route. En surgit un gamin vêtu d’une manière anachronique, en culotte courte, chemise blanche, gilet de laine et grand béret sur la tête, un sac de toile écru en bandoulière. Celui-ci marqua un temps d’arrêt en le fixant, puis s’adressa à lui dans un français parfait : « Bonjour monsieur, vous n’auriez  pas vu un garçon de mon âge avec deux perdrix accrochées à la ceinture ? Je l’ai perdu de vue en allant relever des pièges un peu éloignés… »

Voyant que l’étranger à la voiture rouge ne bronchait pas, il tourna les talons sur ses godillots de cuir barbouillés de terre pour reprendre sa recherche et se fondit dans la garrigue, tout en sifflant et en appelant son camarade « Lili ». Certainement un surnom ; étrange pour un garçon, ce surnom… Et puis que faisaient ces deux gamins ici un jour de la semaine, l’école buissonnière ? N’étaient-ils pas scolarisés, à quoi cela rimait ?

Lucas tenta une nouvelle fois d’allumer le moteur, toujours rien. Lorsque par un mouvement de survie électronique, il toucha l’écran de sa tablette, du froid et du noir lui imprimèrent un mouvement d’horreur. Aucune barre de connexion, 3% d’autonomie… Était-il arrivé dans une de ces lieux où aucune connexion Internet ni radio n’est possible, comme dans cette zona del silencio située quelque part au nord du Mexique et dont il avait vu un reportage récemment sur les réseaux sociaux ? Un « cône magnétique » disait le journaliste. Quelle coïncidence, panne d’électricité et de Web… D’après les dernières indications GPS, il ne devait pas être loin d’un domaine viticole, la Fauvette ou un truc comme ca. Pas si loin non plus du village de La Galine, sur l’ancienne voie romaine Aurelia.

Lucas pris le chemin de terre à contresens de sa Tesla immobilisée, après l’avoir fermée mécaniquement et bien vérifié toutes les portes et le coffre. Il emporta juste sa veste sur l’épaule, avec son téléphone et son portefeuille. Après 5 mn de marche, il aperçut un petit groupe stationné avec deux chevaux et une roulotte – l’ancêtre de la 2 CV Citroën pensa-il, narquois – sous un grand amandier en fleur. Une famille de Gitans, c’était bien sa veine ! Que pouvaient-ils marauder à cette époque où la nature reprend à peine des couleurs ? Non, la femme préparait à manger, assise sur les marches en bois, pendant que l’homme vérifiait scrupuleusement l’état des roues. Trois enfants s’ébattaient non loin.  Arrivé au niveau de la roulotte, ceux-ci accoururent en criant « gadjo, gadjo »* puis « narvalooo ! »**. Lorsque  le père leva la tête de son labeur, Lucas lui fit un signe qui se voulait bienveillant puis lui demanda son chemin. Connaissait-il un garage dans le coin, le prochain hameau était-il encore loin ? L’homme répondit évasivement à son salut en lui indiquant la gauche au prochain embranchement. Lucas inclina le chef et continua son chemin sans se retourner. La mère rappela ses enfants en les rouspétant, tout en riant de ses dents en or.

Dans quel monde était-il ? Il lui semblait avoir traversé une peinture pittoresque du XIXe siècle. Soudain, après environ 200 mètres de marche, une réminiscence de ses Lettres modernes lui renvoya le nom du garçon égaré. Il ne pouvait que s’agir de Marcel, le petit Pagnol à la relève de pièges ! Vraiment perdu alors ici, si loin des environs Marseille… Mais quelle histoire, dans quelle vortex spatio-temporel s’était-il laissé prendre ?

Il n’eut pas le temps se sentir ses jambes flageoler : Lucas allait tourner à gauche comme indiqué, mais une horde de sangliers qui traversait 20 mètres plus loin lui barrait la route. Il s’immobilisa, mais le chef de meute le renifla et commença à le menacer du groin. Lucas reculait d’un pas, le vieux sanglier s’avançait de trois. Puis l’animal s’élança dans sa direction, toutes défenses dehors. Lucas fit demi-tour et prit ses jambes à son cou. Il eut juste le temps de repérer sur le chemin de droite une petite chapelle ancienne dans laquelle il courut se réfugier. Il escalada les quelques marches de pierre taillée, poussa la porte de bois qui heureusement céda à sa pression et la referma prestement derrière lui.

Son cœur battait fort, comme s’il voulait s’échapper de sa cage thoracique. Quand son odorat perçu l’odeur moisie de la charpente, sa vive émotion descendit d’un cran, tandis que de grosses gouttes de sueur coulaient de son front et trempaient son col. Dans la pénombre de la chapelle, à peine éclairée d’une lucarne, il sentit une présence. Le temps que sa vision s’accoutume, il vit avec soulagement les contours d’une statue de plâtre. La Vierge ou une Sainte quelque chose…

Il se rapprocha de l’autel entre les quelques bancs éparts et pu déchiffrer le nom de Sainte Rita sur le piédestal. Son téléphone ne s’alluma pas plus pour éclairer l’autel. Mais une petite chandelle dans son réceptacle de plastique bleu transparent lui permit de lire le texte posé bien en évidence aux pieds de l’apparition :

Le temps de la lecture, plus un autre temps de recueillement involontaire mais bienvenu, il reposa la chandelle à sa place. Lucas entendit à nouveau les oiseaux gazouiller à l’extérieur, preuve que les sangliers avaient tracé leur chemin. Il entrebâilla la porte d’entrée et jeta un regard circulaire pour s’assurer que la voie était libre.

Lorsqu’il sortit avec précaution sur le palier, une autre surprise l’attendait : Un gros homme affublé d’un chapeau conique écarlate prenait tout le chemin en s’avançant vers la chapelle. Il portait un ensemble fait de drap blanc (un pyjama ?) ceint d’une large ceinture rouge, sur lesquels il avait revêtu une veste gris-bleue. Des guêtres blanches sur des bottes noires et une cartouchière de cuir marron finalisaient le tout. Moins comique, il tenait un fusil datant au moins de la Grande guerre. C’était un genre de costume de fantassin du XIXe siècle, comme au temps des colonies.

L’air très animé avec une démarche volontaire, il s’approcha de Lucas comme s’il venait chez quelqu’un. « Monsieur le curé je présume, mes hommages. Je suis Tartarin de Tarascon, à la poursuite d’un lion des savanes. Vous ne l’auriez pas vu passer par ici par hasard ? »

Bon, Lucas y était enfin, c’était carnaval ! Évidemment, on était en février, ce qui expliquait tout ce renversement des choses et ces gens costumés. Une tradition apparemment très suivie dans les Alpilles. Se pliant aux coutumes, il répliqua au gros homme que des sangliers, certes, il en a vu dans le coin, mais de lion point. « Alors la Tarasque ? – Pas plus brave homme ». Sans répondre, Tartarin s’inclina cérémonieusement et poursuivit, tout en serrant son fusil sur sa poitrine qu’il gonflait du bon air vif, regardant de gauche à droite, scrutant les champs de vignes et les broussailles environnants, d’un œil chasseur. Quand le chapeau rouge s’effaça de sa vue, Lucas, dont la curiosité avait été aiguisée, voulu suivre le personnage de foire. Tellement abasourdi par l’absurdité de la situation, il en avait oublié de demander sa localisation. Sa réaction fut pourtant un peu tardive, il ne réussit pas à retrouver Tartarin, évaporé lui aussi dans le paysage.

Avait-il vraiment l’air d’un abbé de paroisse avec son costume noir sur une chemise aux manches longues d’un gris anthracite ? Le curé de Cucugnan tant qu’on y était ! Daudet, Pagnol, ses Lettres modernes revenaient au galop ! Lucas repris sa quête dans la même direction que Tartarin, celle du levant. De toute manière, il n’allait pas errer bien longtemps avant de trouver un mas, une présence humaine normale, il n’était pas perdu dans le désert. Un endroit civilisé, touristique tel que le versant nord des Alpilles n’allait pas pouvoir le maintenir dans les limbes du Temps ou des traditions bien longtemps. Et puis la ballade était plaisante. Depuis qu’il avait ramassé une solide branche de pin, il se sentait plus en sécurité s’il croisait des chiens errants ou d’autres animaux sauvages, voire des barbares.

***

* Pour les Gitans, personne qui n’appartient pas à leur communauté (tsigane, gitane, manouche, rom ou autres).

** Nous serions tous le «narvalo» de quelqu’un. Attesté depuis 2003, le terme est issu du romani, langue notamment parlée par les gitans, bohémiens et tziganes, comme l’indique le Trésor de la langue française. Il signifie idiot, fou et imbécile.

Troisième partie et fin

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