
Tôt ce matin, Lucas mis son bagage léger dans le coffre de sa voiture électrique. L’air printanier, le soleil qui surgissait déjà sur l’horizon dans une aurore poudrée annonçait une belle journée. Il claqua la portière d’un geste sec et s’enfonça confortablement dans son siège, puis manœuvra en douceur sa Tesla rouge pour sortir du parking de l’hôtel Ibis.
Quand il était seul au volant, Lucas n’aimait pas particulièrement faire durer un trajet pour le plaisir – il était plutôt du genre à aller droit au but – mais il sentait qu’il avait besoin de mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Ces dernières semaines avaient été intenses, fin de semestre oblige. En plus, il avait accepté de participer à ce séminaire sur les nouvelles formes de management, il est vrai un peu forcé par sa hiérarchie pour représenter son université. Il n’avait pas pu décliner car c’était exactement son cœur de cible et y avait animé un atelier sur deux jours, parmi tant d’autres. Celui-ci s’intitulait « Du bon usage du lexique managérial », avec en sous-titre « De la lettre à l’esprit d’entreprise » qu’il avait avec un brin de fierté fait rajouter dans l’intitulé du programme.
Il choisit de ne pas revenir directement à Marseille par l’autoroute de Nîmes en passant par Arles comme à l’aller, mais de faire le détour plus au nord, par Beaucaire puis Saint-Rémy-de-Provence. Comme cela il pourrait revoir de près le massif des Alpilles où ils avaient passé, avec Anne et Laura, un si merveilleux week-end l’automne dernier. Comme la direction de son université lui avait accordé ce jour de repos pour son dévouement, il pouvait laisser filer un peu le temps et tester sa nouvelle voiture sur les chemins. Grâce à son GPS, il trouverait bien le moyen, quelque part entre Cavaillon et Salon-de-Provence, de se connecter sur l’A7 puis filer sur l’A8. Ainsi il pourrait faire une surprise à sa fille qui peinait pour sa première rentrée universitaire à Aix. Il y avait réfléchi hier soir, la tête un peu lourde après l’avoir longuement entendue se plaindre au téléphone, pour finalement interrompre l’appel et sombrer dans le sommeil. Remplissant parfaitement son rôle de père, il lui proposera un peu plus tard de la voir dans l’après-midi pour lui distiller quelques conseils dans son nouveau cadre de vie, avant de retrouver sa femme et son duplex dans la soirée. Mais il était bien trop tôt pour annoncer aux deux femmes son programme de vive voix, et le professeur avait bien mérité sa journée oisive !
Il avait constaté avec satisfaction que son allocution pour l’inauguration du séminaire avait positivement impacté l’auditoire. Par la suite, les participants à ses ateliers pédagogiques avaient suivi attentivement sa longue introduction sur la parole performative. Des étudiants en commerce du Grand Sud pour la majorité qui avaient montré un zèle inattendu et lui avaient paru animés d’une énergie qui rayonnait de lui-même, tout auréolé de ses six années d’expérience dans ce cursus. Un département spécialement appliqué au langage managérial et stratégies entrepreneuriales avait été créé dans le rectorat où il travaillait depuis dix ans maintenant, et pour lequel il s’était tout de suite porté volontaire, trop heureux de quitter l’enseignement des Lettres modernes.
Pourtant en ce beau début de matinée, il ne se sentait pas totalement satisfait. Pas du fait de retourner dans la routine des cours et des corrections, ce qu’il ne concevait pas encore comme tel, dans quelques années cela viendrait peut-être… Le stress de Laura, qui apprenait à peine à s’autonomiser, le préoccupait un peu plus mais il savait que les états d’âme de sa fille unique s’évaporeraient rapidement dans le flux de la vie étudiante aixoise, à la fois joyeuse et nonchalante, qu’il avait lui-même connue. Ce qui le troublait le plus, il devait maintenant le concéder, c’est l’indifférence de plus en plus perceptible d’Anne, son épouse qui partageait son existence depuis plus de 22 ans. Celle-ci semblait peu sensible à ses dernières victoires ; même aux rares remises en question qu’il lui confessait sans pudeur, celles-ci évoluant heureusement toujours d’une manière positive car à deux, ils étaient une mine de solutions. Anne avait su le conseiller dans ses moments de doute, elle qui était comme la boussole de ses humeurs, tandis que Lucas tenait d’une main ferme la barre, déployait ou repliait les voiles selon les nécessités du climat social et affectif. Toute une odyssée familiale vécue à deux puis à trois.
Son épouse se montrait, c’était désormais une évidence, de moins en moins concernée par ses challenges professionnels qui, croyait-il encore, parsemaient positivement leur vie commune. Elle n’avait pas pris de ses nouvelles pendant les deux longues journées de séminaire, où de toute façon il n’avait pas eu une minute à lui.
La route nationale était presque vide à cette heure, le paysage défilait comme un fond de jeu vidéo monotone. Les idées de Lucas se transportèrent dans le temps. Ce court séjour dans les Alpilles fut comme un grand souffle d’air dans leurs habitudes de couple, vite retombé. Possiblement parce que se retrouver avec leur fille dans une maison de location, comme lorsqu’ils vivaient tous les trois sous le même toit, lui avait donné cette illusion du bonheur simple, sans nécessité de gagner quoi que ce soit ou de conquérir qui que ce soit. Il s’était même surpris lui-même de n’avoir rien de particulier à prouver à ses deux femmes pendant ce week-end d’octobre. Avait-il seulement ressenti de toute sa vie d’adulte ce sentiment déroutant ?
Traverser une partie des paysages grandioses de la Provence lui apportera certainement la clarté d’esprit et l’inspiration dont il avait besoin pour entourer Anne à son retour de toute sa chaleur et son attention. L’absence de la femme de sa vie dans ce cadre provençal idyllique fortifierait l’amour qu’il avait toujours eu pour elle et qu’elle méritait. Elle, toujours fidèle à son rôle d’épouse et de mère, elle qui savait se réserver suffisamment de marge pour vivre sa vie de femme émancipée et entreprenante. Des marges que Lucas estimait s’élargir d’une manière de plus en plus dangereuse pour la stabilité de leur couple ces derniers mois. Surtout depuis que leur fille ne pouvait plus les divertir de cet imperceptible malaise au quotidien. Ne voulant plus trop y penser, car il s’était déjà beaucoup avoué à lui-même, il se concentra sur la route.
Lucas avait déjà passé le Rhône. Le peu de trafic en ce milieu de semaine lui permettrait de gagner du temps sur son estimation d’horaire. Dans la lancée, il traversa sans encombre Saint-Rémy-de-Provence, encore somnolant en ce début de journée fraîche et un peu brumeuse. Au sortir de la ville, il décida de prendre plus au sud, afin de se rapprocher du massif des Alpilles, faire une pause cigarette (il ne fumait jamais dans son véhicule) et rapporter quelques images numériques. Mince, il se rendit compte à ce moment-là qu’il avait oublié de recharger son smartphone hier soir, qui gisait désormais inutile sur le siège passager. Un oubli pas fréquent chez lui, preuve qu’il avait l’esprit perturbé.
De toute manière pourquoi refaire grosso modo les mêmes photos qu’il avait prises il y a à peine quelques mois ? Juste pour illustrer le changement de saison, immortaliser une lumière différente sur les Alpilles ? Il vérifia que sa tablette accrochée au tableau de bord, qui lui avait indiqué jusqu’à présent le meilleur trajet vocalement et graphiquement, était toujours allumée. Elle serait désormais la seule présence qui vivrait ce voyage en sympathie avec lui, la voix suave et féminine du programme le guidant presqu’inconsciemment depuis Nîmes. Ensemble, ils s’éloignèrent des derniers signes d’habitation humaine en suivant une montée douce. Les alentours parlaient désormais un langage sans écrit, sans parole, mais disaient la force de la montagne, le calme des champs encore au repos et l’immensité du ciel parfaitement azur.
Bim bam boum !! La Tesla piqua du nez puis se redressa en couinant de partout, Lucas fut chahuté sur son siège mais heureusement il ne s’écrasa pas le front sur le pare-brise. Il venait de rouler sur une ornière presqu’invisible mais bien rude à la conduite, ce genre de petite rigole aménagée avec de la pierraille et des galets pour laisser s’écouler l’eau des orages. Elle était à sec. Son Samsung était tombé sur le tapis de sol mais la tablette s’était fermement maintenue sur son aimant de bord. C’était lui le plus secoué, mais pas de foulure, et l’avant du véhicule n’avait pas raclé le chemin de terre, donc pas de casse…
Tout en manœuvrant prudemment, après avoir bien évalué le sol devant lui, Lucas ramassa son smartphone pour le brancher au cordon d’alimentation électrique – il en aurait besoin pour appeler Laura dans une heure ou deux. Mais la charge ne prenait pas. Il décida de s’arrêter un peu plus loin sur le bord du chemin pour vérifier la prise et se dégourdir les pattes. Sur un bas-côté plus large, il coupa le contact et sorti de son véhicule en clignant des yeux : la lumière tranchante n’était plus tamisée par son pare-brise. Ses lunettes de soleil, là dans le vide-poche, devenaient indispensables. La campagne était déserte, seulement habitée par le minéral, le végétal et le chant animé des oiseaux.
Lui revint alors en mémoire un passage de son discours pendant le workshop. « Afin de ne pas adopter un langage guerrier qui sonnerait offensif pour un groupe de collaborateurs sensibles, ce qui les brusquerait et serait contre-productif, il est préférable d’énoncer : nous allons aider l’équipe à retrouver sa motivation pour gagner de nouveaux marchés que Il va falloir remonter le moral des troupes pour aller attaquer de nouveaux marchés.»
Les allées d’oliviers argentés s’élançaient vers le fond de massif calcaire bien net, les pieds de vignes semblaient s’être nuitamment tordues sous la torture du frima pour se retrouver au petit jour nues sur un jeune tapis d’herbe, d’un vert vif presque fluorescent. Mais Lucas regardait peu et s’entendait surtout, toujours porté par sa dernière prestation :
« Soyons attentifs aux mots que nous employons. Ne pas se laisser contaminer par la culture dominante si elle ne convient pas à notre activité ; être conscient de son vocabulaire pour mieux l’adapter au contexte et au but. Car comme nos actes, nos mots contribuent à installer une culture, culture managériale ou d’entreprise. »
Heureusement qu’il avait une bonne mémoire car il était resté brouillon dans ses notes, une manie d’étudiant emporté par sa prose. Mais la vision de son environnement réel commençait à prendre le pas sur les réminiscences de la veille. Il alluma sa deuxième cigarette ; la première, il l’avait fumée en quelques secondes après le café tiède servi par une machine, en sortant de l’hôtel endormi.
Encore une résurgence de son discours fleuve : « En touchant le rapport aux mots et à la consistance d’un langage suffisamment commun, le discours managérial affecte la puissance d’agir individuelle et collective. Mais certaines des émotions qu’il suscite peuvent aussi la réveiller, pour y résister. »
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