Sans détour – troisième partie

Maintenant Lucas avait soif : l’effort de sa fuite puis la transpiration, les émotions passagères lui laissaient la langue sèche… Il avait oublié sa bouteille d’eau dans la voiture et le soleil réchauffait l’atmosphère.

Une pancarte à la croisée des chemins indiquait, dans le sens de la montée : « Route qui va à la source ». Lucas hésita un peu car il risquait de s’éloigner davantage des zones habitées, mais sa soif aiguillonnait son désir de s’abreuver. Au bout de quelques mètres, il remarqua, disposés le long du sentier, de longs blocs rectangulaires parfaitement taillés et creusés de main d’homme, désormais inutiles et rongés par les siècles. Des vestiges de temps anciens, romains ou médiévaux… La pierre grise était recouverte de lichen jaune et blanc ainsi que d’une mousse vert tendre. Pas difficile d’imaginer que joints bout à bout, ils servaient de canalisation et transportaient, comme de grosses rigoles d’une cinquantaine de centimètres de haut, l’eau de la montagne vers une zone habitée. Ce lieu avait peut-être été aussi un ancien lavoir en plein air, mais le ruisseau s’était tari…

Ce témoignage d’une présence humaine aujourd’hui muette, de civilisations disparues le questionna sur sa propre présence en ce lieu. Comme il se sentit pris d’un léger vertige, Lucas s’assit sur le bord d’un des blocs pour se reposer et resta un moment pensif : où était-il, qui était-il et où allait-il ? Ou d’une manière plus autocentrée, comment lui-même habitait-il ce monde, dans quels univers prédéterminés ou limités d’un point de vue spatio-temporel évoluait-il ? Comment ses sphères intimes, personnelles, familiales, donc privées, coïncidaient-elles avec d’autres tel que le monde de l’entreprise, la sphère professionnelle, éducative, sociale, politique, culturelle ; comment le numérique et le monde du cloud s’était imposé dans la vie de tous plus généralement, avec le protocole des mails, des messages vocaux lancés comme des bouteilles sonores et virtuelles dans l’océan de la communication…

Il avait trouvé une réponse convenable pour la première question (où était-il ? Près d’une source naturelle, le départ d’une irrigation urbaine ou s’était établit certainement un lavoir ancien), mais dans son esprit toutes les « sphères » évoquées plus haut s’entrechoquaient déjà. Elles se mettaient doucement en mouvement dans son esprit qu’il avait ouvert, d’après la définition commune de cette formule, comme au début d’une valse insouciante. Lucas visualisa une scène vue et revue du cinéma populaire, l’ouverture d’une cérémonie avec bal à Vienne, Paris, New York… La musique commence avec quelques coups d’archets suaves sur les violons. Gros plan sur le couple vedette, qui s’élargit progressivement afin de donner à voir toute la salle de réception. D’autres couples similaires tournoient, elle en robe claire, lui en costume sombre ; complémentarité et binarité du Noir et Blanc, puis une chorégraphie d’ensemble se met en place dans une synchronie parfaite, presque naturelle, sur un rythme de plus en plus soutenu.

Ainsi en était-il de ces sphères qui vivaient d’une manière parallèle ou interdépendante ; tels ces couples, elles tournaient dans sa tête selon un axe central, dévoilant une structure d’atome, un tout composé de différentes facettes qui avaient pourtant tendance à se dissocier dans un désordre expérimental, plus brutal et plus inquiétant que dans un classique film hollywoodien pétri de romance, de moraline et de bons sentiments. Le manège des idées s’accélérait et prenait la forme d’un grand huit, tirant ses wagons vers le haut, les laissant plonger vers bas, ce qui lui donna encore plus le vertige. Puis le train dérailla, s’envola : il n’y avait plus de pesanteur. Les pensées et les émotions de Lucas flottaient dans l’espace intersidéral, son cœur battait à nouveau la chamade.

Il s’amarra fermement des ses mains sur le rebord de la pierre et ferma les yeux. Il grattait nerveusement de ses doigts la surface couverte de mousse sèche, quelques petites mottes se détachèrent pour rouler sur le sol. Seules d’autres images mentales lui permettraient de stabiliser cette houle intérieure. Il se concentra premièrement sur sa respiration, souffla et expira profondément d’un rythme régulier. Ensuite, il essaya de visualiser un globe terrestre qui tournait sur lui-même dans le néant. Les premiers globes médiévaux étaient entourés d’un système complexe d’anneaux qui permettaient de contextualiser la planète terre dans l’espace, selon l’alignement des planètes toujours changeant. Le terme lui revint en mémoire, « boule armillaire ». Dans la même esthétique, Lucas pensa à cette suspension orbitale vue avec Anne dans un magasin d’antiquité, une lanterne marine dont la bougie centrale reste toujours verticale du fait d’un appareillage de cercles métalliques s’encastrant les uns dans les autres et maintenus ensemble avec un mécanisme élaboré de ferronnerie. L’intérêt de cette lanterne est que la flamme brille toujours bien vive, malgré le roulis et le tangage.

Bien que déstabilisé, comme si, dans une sorte de rééquilibrage, ses pôles magnétiques avaient varié d’inclinaison du fait de forces extérieures ou d’une nécessité intérieure, Lucas sentait ses pieds reprendre à nouveau leur contact naturel avec le sol. Sous la paume de ses mains calmées et posées bien à plat, il sentait la douceur de la mousse et la rugosité du lichen. Puis il perçut un léger clapotis à quelques pas, comme un roucoulement de colombe très doux.

De l’eau !  Il devait être en état de déshydratation, voilà pourquoi tout s’agitait dans sa tête depuis un moment tandis que ses sensations corporelles s’effaçaient. Ce n’était que cela. Lucas fit quelques mouvements des jambes afin de soulager les tensions dans ses mollets, puis des tours lents et semi-circulaires avec son cou. Il se redressa enfin en se repoussant des bras de son support minéral, avec précaution mais d’un seul élan. Lucas continuait à être attentif à sa respiration, il accorda ses pas sur celle-ci. En s’appuyant un peu sur son bâton, il se dirigea vers la source. Caché par des figuiers, il devina un massif rocailleux couvert de fougères délicates et de mousses d’un vert immuable. Des gouttelettes d’eau tombaient en glissant sur la rocaille selon un rythme dynamique, dans une margelle de pierre basse, directement sculptée dans la masse rocheuse. Foulant la végétation environnante, Lucas s’accroupit pour boire l’eau fraîche et transparente à la coupe de ses mains. Puis il remercia intérieurement la providence pour l’avoir mené à cet endroit si apaisant, si revivifiant. Il s’aspergea le visage et finalement passa ses doigts humides sur sa nuque, dans ses cheveux courts.

Tandis qu’un souffle brouilla l’eau au centre de la margelle, des vaguelettes s’évadèrent en lignes fines et régulières sur les bords. Lorsque la pellicule d’eau put renvoyer un reflet à peine déformé du paysage, Lucas se rejeta en arrière brusquement : il avait reconnut un visage humain situé en surplomb, au dessus de lui, planant sur la paroi de fougères. Lucas leva les yeux, vit le dessin clair tracé dans les airs d’une jeune femme drapée de voiles qui ondulaient en apesanteur. Saisi par l’effroi, il recula de plusieurs pas. Il fit tomber son bâton et trébucha, tomba le cul par terre en s’amortissant de ses deux bras. Pas de casse mais sa monumentale frayeur persistait…

Hébété, Lucas se releva prudemment en dévisageant l’apparition. Celle-ci n’ouvrait pas la bouche pour parler, sa voix semblait émaner de tout son être surnaturel. Boire à satiété l’avait ramené à la réalité, voilà qu’il s’en éloignait de nouveau… Un peu habitué aux fantômes depuis le début de cette matinée très particulière, il se tranquillisa et s’adressa à la silhouette diaphane de la jeune femme en ce ton :

–  Belle Dame, trois questions me taraudent, mais je vais vous soumettre la dernière. Où vais-je ?

–  Merci beaucoup ! Mais je voulais dire d’une manière plus générale, philosophique, métaphysique… Je sens que je suis à un moment charnière de ma vie…

Le fantôme de Manon devint de plus en plus évanescent, jusqu’à disparaître complètement. Lucas entendit encore dans un murmure :

Bizarrement, il n’avait pas été plus surpris par cette expérience surnaturelle que par la lecture de la prière à Sainte Rita sous l’ombre de la statue qui lui donne trait, dans la petite chapelle… Après tout, c’est lui qui avait décidé quelques heures plus tôt de partir dans une quête de sens, une quête ne concernant que lui et dans laquelle il avait été l’objet mais aussi le sujet d’une série de rencontres ; à cet instant, la dernière, était certainement la plus intime et la plus troublante. Pourtant, son cœur battait à nouveau régulièrement, l’angoisse accumulée avait elle aussi disparu.

Il n’avait plus rien à faire ici, et selon les indications de la Nymphe de la Source, il refit son chemin à l’envers. Mais au lieu de se diriger vers le premier village, il choisit de retourner vérifier si sa voiture ne s’était pas volatilisée. Avec cette série de charmes, on ne savait jamais ! Et puis la présence des Gitans non loin ne le rassurait pas. Or il nota qu’ils avaient déjà repris la route, seul un reste de feu de camp, des traces de bois carbonisé et encore fumant près de l’amandier attestait de leur présence. Ou pas…

Peu après, Lucas constata avec soulagement que sa voiture était toujours garée là où il l’avait abandonnée. Par réflexe, il sorti les clefs de sa poche et actionna le bip. Le verrouillage automatique se débloqua dans un « cloc » inespéré. Miracle ! Lucas courut jusqu’à son gros jouet électrique, tira sur la poignée et s’assit avec lenteur sur le siège conducteur, en laissant la portière ouverte. Dans la foulée, il mit le contact avec succès, puis le coupa. Il recommença encore une fois, afin d’être certain qu’il avait suffisamment de batterie pour faire demi-tour jusqu’à une zone civilisée. Sa tablette s’alluma en même temps, il lui suffirait donc de relancer le programme GPS pour ne plus avoir à demander son chemin à des inconnus ou â des esprits malins. Mais il avait besoin de sortir de l’état de sidération dans lequel il baignait encore, comme s’il flottait entre deux eaux, pris entre deux courants contradictoires.

Lucas finit par se réveiller de sa douce torpeur, d’autant plus que le soleil réchauffait avec insistance le réceptacle du véhicule. Il n’avait plus envie que d’une chose, démarrer et rouler, laisser ces maudites formations rocheuses s’éloigner derrière lui, quitter ce no man’s land en sentant l’air frais glisser sur son visage. Il posa son smartphone sur le siège passager, dont le voyant lumineux se remit à clignoter. Après ses étranges rencontres matinales, Lucas ne ressentait aucune surprise du fait de ces nouveaux caprices technologiques. Il alluma son Samsung, fit le signe cabalistique de déblocage de l’écran. Il y avait déjà un avis de message d’Anne et un autre de sa fille.

Il inspira à fond, se cala dans son siège pour écouter le long message vocal de son épouse, ce qui n’était pas dans ses habitudes de femme active.

Ben voilà, c’était dit, leur couple battait de l’aile depuis un moment et c’était clairement un sentiment partagé. Lucas souffla par la bouche un gros paquet d’air comprimé dans sa poitrine, comme un long soupir qui se libère enfin, et il se redressa. Il avait faim, il lui fallait manger quelque chose et faire réviser sa voiture.

Il appellerait Laura depuis un resto, une fois le ventre plein. Maintenant, c’est lui qui avait plus besoin de sa fille que l’inverse. Elle avait peut-être des infos, un pressentiment particulier concernant sa mère… Du moins il lui faudrait aborder le sujet dans la délicatesse pour ne pas l’alerter. Lucas mit le GPS sur la direction Aix en Provence. Il démarra.

Lorsqu’il repassa une dernière fois devant l’amandier en fleur, gigantesque plumeau blanc planté un bord du chemin, il vit de l’autre côté, à sa droite, un couple souriant assis sur une grosse souche d’arbre à l’entrée d’un champ. Face à face, ils se tenaient par les deux mains en se regardant dans les yeux. Lui portait une couronne, elle un hennin recouvert d’un voile brodé. Leur riches vêtements étaient faits de toiles de damas bordés de fourrure.

Arrivé à leur hauteur, Lucas les salua. Ils tournèrent simultanément leurs regards vers lui, toujours souriants ; le Roi René leva la main droite et lui donna sa bénédiction d’un « Bouan jou »*** sonore tandis que Jeanne de Laval se contenta de le fixer de ses beaux yeux bleus, d’une fort bienveillante manière.

Puis ils retournèrent à leur conversation courtoise et muette.

Lorsque Lucas tourna à gauche, la boîte à vitesse passa automatiquement en troisième et continua à une allure soutenue, le revêtement de la petite route de campagne s’y prêtait désormais. Il ne prit pas la peine de regarder dans le rétroviseur si les amoureux étaient toujours à leur place, car il savait qu’il n’était pas au bout de ses surprises et devait rester attentif à ce qui allait advenir devant lui. Mais au moins, une flamme lui réchauffait le cœur. Il sentait comme une sympathie renouvelée entre cet organe vital et tout son être. Les deux n’avaient pas non plus besoin de mots pour dialoguer.

Florent Hugoniot

*** Bonjour en provençal

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SOURCES et inspirations

Photo des Alpilles, bandeau haut (détail) : Copyright Mouton.A

https://provence-alpes-cotedazur.com/decouvrir/espaces-naturels/les-parcs-naturels-regionaux/alpilles/

https://doi.org/10.3917/herm.058.0123

https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2010-3-page-123.htm

https://www.cairn.info/revue-projet-2011-4-page-76.htm

https://www.philonomist.com/fr/article/fleur-de-mots

http://pascalide.fr/une-authentique-amitie-entre-jeunes-enfants-lili-et-marcel/

http://www.tradicioun.org/Tartarin-et-la-Tarasque

https://www.mollat.com/livres/403205/alphonse-daudet-tartarin-de-tarascon

https://provence-alpes-cotedazur.com/que-faire/culture-et-patrimoine/personnages/

https://www.sainte-rita.net/espace-priere/prieres-a-sainte-rita/priere-dans-la-detresse

https://fr.wikipedia.org/wiki/Rita_de_Cascia

https://www.ledifice.net/3180-4.html

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