
En cette fin d’été, les choses avaient bien muri dans son for intérieur. Cela faisait un an tout rond que Yann était revenu s’installer en France, et c’est naturellement à Montpellier dans le Languedoc qu’il avait fini par jeter l’ancre après avoir dérivé du côté des Bouches du Rhône.
Après plusieurs journées de grand mistral qui avaient sensiblement rafraichi le climat, le vent semblait se calmer et les éléments devenir propices à un feu rituel. Il faut dire que depuis le dernier, celui du 14 juillet, il avait de la matière à brûler ! La petite période caniculaire du mois d’août avait accéléré le processus de maturation, il se sentait presque revivre au Mexique avec ses nuits chaudes et bruyantes.
Yann avait repris depuis plusieurs mois l’écriture d’un document intitulé « La faille », commencé à Oaxaca début 2021, initialement destiné à son frère qui ne lui en avait fait aucun retour. C’était devenu un instrument de travail analytique lorsqu’il recontacta la psy qu’il consultait à Montpellier 20 ans plus tôt, et qu’il lui parla de ce texte ; la faille, ce nom donné au trauma et ses conséquences, un collapsus provoqué à la réception de la nouvelle de la mort de sa mère dont il fut victime à l’âge de 12 ans et demi. Un trauma qui l’aura fait chercher par ci par là dans le monde des palliatifs et des solutions. La vie l’avait poussé ça et là selon les aléas de son existence courante, mais aussi, dans le fond, du fait de son besoin de combler cette faille. Ce besoin, ce désir de comprendre pour guérir fut le principal moteur de son odyssée. Le besoin se freina de lui-même lorsque son mal intérieur, cette douleur lancinante située par ci par là entre le cerveau et le corps se calmèrent à un point supportable. Le désir ne s’éteignit jamais.
Lorsqu’il avait commencé ses études en école d’Art à Paris, Yann avait enfin pu s’extirper du contexte familial. Il s’était dit qu’artiste, c’était une bonne couverture pour vivre sa vie telle qu’il l’entendait mais aussi pour excuser, faire accepter son comportement plutôt irrationnel, un peu en lévitation, à contresens de son époque hyper-matérialiste et dé-spiritualisée. Une époque où personne de son entourage proche n’avait décelé qu’il avançait dans la vie avec un handicap. On préférait admettre qu’il avait des séquelles émotionnelles et comportementales du fait de la perte prématurée de sa maman, ou que son tempérament artistique lui autorisait quelques divagations et débordements…
Après plusieurs versions, le début de « La faille » commençait ainsi :
« Ce texte tente principalement de décrire le traumatisme que j’ai subi à l’âge de 12 ans et demi, de ses suites dans un contexte familial, social, et de sa cure. (…) »
Il se concluait avec ce dernier paragraphe :
« Je suis parti sur les traces de mon passé, défrichant le terrain de mes racines familiales via l’analyse trans-générationnelle, à la reconquête de moi-même, de l’estime de soi. Poussé par le destin, je suis allé plus loin encore, à la rencontre de mon moi profond (ou spirituel), une des meilleures initiatives que j’ai pu avoir dès 26 ans, à un âge où l’on est souvent préoccupé de tout autre chose comme se faire une place dans la société. En remettant en question des comportements acquis et reproduits par mon environnement familial comme socioculturel, des impensés, des non-dits et tabous, je me suis donné la liberté de la parole et de l’action pour croitre dans la direction qui me donnait le plus d’ampleur et de liberté. J’ai (re)trouvé ma place dans le cosmos et je ne la lâcherais pour rien au monde. Mon rayonnement intérieur sait rendre ce qui m’entoure plus beau, plus brillant. Cela, je le savais depuis tout petit mais on a tenté de me le faire oublier. Je n’ai pas perdu cette faculté, je ne me suis donc pas perdu. Le monde continuera de m’apprendre ce que je dois savoir pour continuer à progresser dans ma Voie. »
Ce texte d’une vingtaine de page n’avait pas comme finalité d’être publié. D’ailleurs ces deux extraits sont tout ce que le public en connaitra, puisque la matière principale à brûler pour cette dixième cérémonie du feu fut exactement ce texte.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
La numérologie est un art ancien qui étudie la signification profonde des chiffres et leur influence sur la personnalité et la vie des individus. Chaque chiffre, de 0 à 9, possède sa propre vibration énergétique et symbolique. Zéro est un chiffre parfait. Sur un plan ésotérique et spirituel, il renvoie directement au mystère de l’Univers et à son caractère ineffable. Le 1 [j’ose] évoque l’affirmation de soi et l’initiative, le 2 [j’accueille] la dualité, le couple, la coopération et la sensibilité, tandis que le 3 [je communique] symbolise la spontanéité, la joie et la créativité. Le 4 [je construis] représente l’organisation, la méthode et la structure, le 5 [j’expérimente] le plaisir, la liberté et l’aventure. Le 6 [je m’engage] est associé à l’amour, la famille, à l’engagement et à la responsabilité, le 7 [je discerne] à la spiritualité et à l’introspection, mais aussi à la transmission. Le 8 [je réalise] évoque l’ambition, la transformation et la matérialité, et le 9 [je contribue] la générosité, l’innovation, l’ouverture, la vision globale et l’humanisme.
10,
c’est le chiffre final, étape ou seuil, après un long cheminement allant de 0 à 9. Dans les traditions ésotériques, le chiffre 10 est souvent considéré comme le symbole de la complétude et de la perfection. Il capture l’essence de la fin d’un cycle et le début d’un autre.
Yann se rappelait d’un document vu sur la Toile, qui révélait la métamorphose des chiffres arabes du 1 au 9, dans une sorte d’élévation, soulignant les caractéristiques graphiques de chacun, construits à base de droites verticales, horizontales, de cercles, de courbes et de contre-courbe : le 1 symbolisant la colonne et l’enracinement au sol, le 9 l’ascension vers le ciel, tel un ballon à peine retenu par un fil. Il en avait refait une version approximative qu’il conservait de mémoire et n’avait pas offerte au feu.
10 cérémonies du feu s’étaient accomplies, entre Zacatecas, Oaxaca, Marseille, Sommières et Montpellier. À l’occasion de cet itinéraire, et plus largement de l’expérience de sa vie d’adulte, il avait rencontré un certain nombre de personnes qui l’avaient aidé, guidé, s’étaient intéressé à sa problématique ou étaient restés dubitatifs voire moqueurs. Ce dixième feu était une manière de leur dire aujourd’hui à tous : « Voyez, je suis toujours là, la braise est ardente, mon cœur bat encore ».
Le mystère des chiffres arabes
Cette série allant de 0 à 9 est une métaphore graphique du passage d’un niveau inférieur à un niveau supérieur, la chronique animée d’une élévation. En voici l’explication :

Cérémonie du feu N°10
Selon un rituel désormais bien rodé, Yann avait commencé par recueillir d’une manière empirique dans son environnement de la matière ignifuge et des offrandes odorantes. La fin de l’été lui promettait une belle moisson de semences. En se promenant juste le long du Lez une fin d’après-midi ensoleillée, il avait rassemblé des graines d’acacia, des fleurs séchées de la sauge de Jérusalem (Phlomis russeliana), des bogues de platane encore vertes, des marrons brillants tout frais tombés, mais aussi des rameaux d’olivier et de laurier avec leurs fruits ovales. Il avait rempli un sac entier de grappes de poivre rose du « pirul » (schinus molle), cet arbre originaire des Andes péruviennes qu’il avait découvert au Mexique, dont le bois ne brûlait pas mais se consumait. Celui-ci semblait s’acclimater dans le Midi de la France car on en repérait de plus en plus – nouvelle mode paysagère ou regard davantage exercé ? Une pomme de pin arrachée à un cèdre du Liban dans un parc toulousain constituera la cerise sur le gâteau. Comme bois et combustibles, du platane encore, des tiges d’amarante et de bambou bien secs trouvés un autre jour dans le square de la Tour des Pins situé en face du Jardin des Plantes ; une grosse branche morte d’un arbuste fibreux inclassable, plus une brassée d’aiguilles de pin parasol qui s’accumulaient à profusion sur le sol ou contre les trottoirs à cette époque de l’année.
La fin d’après-midi approchait, le mistral tombait progressivement, les oiseaux se préparaient pour la nuit en regagnant leurs abris de prédilection. Pendant que Yann préparait le brasier, des escadrilles bruyantes de perruches, une espèce aussi colonisante que l’arbre pirul, arrivée en France par l’Afrique et le sud de l’Espagne, envahissaient le ciel de tous côtés. Certaines formées de 7 ou 8 individus filaient droit en rasant la terrasse ; d’autres formations plus fournies fondaient depuis les hauteurs mauve-azurées jusque sur la cime des arbres que ces perruches choisiraient pour dormir. C’était la première fois que Yann les voyait s’installer dans le parc en contrebas, et ce fut tout un manège d’atterrissages-décollages pour que chaque individu trouve le meilleur emplacement en fonction de ses affinités de voisinage, l’occasion d’échanger des cris vifs et animés. Quelle jolie chorégraphie, quel concert pour commencer cette dixième cérémonie ! Un peu comme si toutes les perruches de Montpellier avaient décidé d’y assister cette nuit-là, en silence, bientôt cachées par les feuillages des arbres, dissimulées par les dômes de pins dont la nuance de vert se rapprochait sensiblement de leur plumage. Yann avait identifié deux ou trois spécimens bleus, parmi les dizaines et dizaines d’oiseaux uniformes à longue queue et si agiles en vol, qu’il ne se lassait pas de suivre du regard le mouvement de leurs arabesques aériennes.
Il était temps de faire démarrer le feu. Yann pris son briquet, alluma la page de garde du texte puis la plongea dans la vasque de terre cuite, au milieu de l’entrelacs de brindilles, morceaux de carton et aiguilles de pin. Et vlaaaaaafff !!!
[diapo]
Pendant qu’il alimentait le brasier, Yann avait entendu dans la première demi-heure un claquement sec avec un léger son de cloche : c’est la vasque de terre qui s’était fendue, sous l’influence contraire du mistral frais et de la chaleur du feu. Pourvu qu’elle ne se fende pas complètement, laissant les braises et les branches en flamme s’éparpiller sur les dalles de la terrasse !! Mais non, la vasque s’était ouverte en bordure sur un demi-centimètre selon un dessin en V inversé, pour sagement se refermer à la fin de la cérémonie, quand la température de l’argile cuite fut redescendue à celle ambiante. Yann en avait alors conclu que « la faille » s’était matérialisée puis résorbée à la clôture du rituel : le feu sacré l’avait bien avalée, en même temps que les offrandes de graines de cette fin d’été 2024.
Les explosions des marrons incandescents finirent par chasser les derniers mauvais esprits dissimulés dans les braises, et la cérémonie pu se terminer paisiblement le lendemain, avec le versement des cendres dans le compost domestique.
Sur la table ne restait qu’un curieux bas relief en céramique, réplique en modèle réduit d’une almena, une grande pièce architectonique haute de 2m40 environ et dont les arcanes sont révélées ici.
X
Florent Hugoniot
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SOURCES






















