Faire la planche

Quand Niel plongeait dans le lac, c’était après tout un cérémonial que lui seul comprenait. D’abord, il laissait ses affaires sur le sol de la cabane où il s’était déshabillé, en cercle bien ordonnées, qui faisaient comme un rébus d’objets. Ces vêtements et accessoires résumaient sa vie civilisée. Une fois nu, il inclinait la tête pour en prendre congé.

C’est dans ce réduit de pêcheur qu’avait lieu la première étape, celle de la division. Puis il frappait trois fois ses mains contre ses épaules en croisant les bras au niveau de la poitrine pour chasser les derniers soupirs du monde insensible. Selon la saison, un nuage de vapeur se formait devant lui.

Le bois rugueux du ponton lui chatouillait les orteils tandis qu’il émettait des sons étranges avec sa bouche : en arrondissant les lèvres, en se tapotant les joues avec les doigts, il pouvait recréer le bruit de gouttes tombant dans une jarre.

Ensuite, il s’allongeait un moment, ventre au sol, entre les battants de la porte branlante et rampait en ondulant horizontalement comme un ver de terre jusqu’aux dernières planches, à deux mètres du bord. D’un bond, il se relevait et positionnait son corps latéralement. Après une série de flexion du torse de plus en plus balancées, il devenait un roseau. Puis Niel prenait son élan en s’appuyant sur sa jambe gauche pour effectuer une grande roue.

Dans un geste calculé, la paume droite et la paume gauche s’ajustaient successivement sur la plateforme, elles en épousaient les lignes sinueuses ; le pied gauche et le pied droit s’élançaient dans le ciel selon un alignement parfait ; enfin, tout son corps tombait délicatement du ponton jusqu’à la surface scintillante.

En réponse, l’eau du lac s’ouvrait comme le miroir souple d’une mer de mercure. Elle n’avait pas le temps de réfléchir que Niel s’était déjà rendu invisible, sans qu’aucune éclaboussure ne retombe sur les planches.

Florent Hugoniot

PLANCHE (mot féminin) : morceau de bois scié en long, et qui a ordinairement un pouce d’épaisseur et un pied de largeur.

FAIRE LA PLANCHE (expression) : en natation, se maintenir étendu tout de son long sur le dos, en ne faisant que de faibles mouvements.

PLANCHER (verbe) : traiter un sujet d’examen, faire un exposé, une démonstration ; travailler…

Texte écrit à l’occasion d’un atelier d’écriture aux Utopies extraordinaires à Montpellier en novembre 2024, sur le thème « l’indicible et l’étrange »

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