Le vent frais de liberté arabe réveille la Biennale de Venise
Il y a des signes et des œuvres dans le parcours de la Biennale de Venise qui nous parlent des révolutions en cours au Maghreb comme dans le Golfe persique, et font passer sur la lagune cet air vif des Printemps arabes. Ainsi, et c’est une première à Venise, sur les quais des Zattere, non loin de la pointe de la douane, et face à la place San Marco, se tient l’exposition pan-arabe d’art contemporain « The Future of a Promise ». La conservatrice Lina Lazaar a ici choisi, avec une sélection savamment dosée d’environ 25 œuvres, de présenter beaucoup d’artistes inscrivant leur travail dans un militantisme social, démocratique et/ou féministe. Il s’agit d’un ensemble d’œuvres, peintures, installations, sculptures, vidéos, arrivant du Maroc à l’Arabie Saoudite, en passant par la Tunisie, le Liban et la Palestine.
Beaucoup d’artistes présentés résident hors de leur pays d’origine, ont voyagé souvent, changé plusieurs fois de pays. Certains, comme Kadder Attia, ont la nationalité française. Ainsi dans leur travail s’accomplit une synthèse heureuse entre leurs propres racines, leurs influences socioculturelles et ce désir de modernité, de liberté et d’universalité. C’est un concert harmonieux qui improvise, cherche et trouve de nouvelles formulations plastiques. Et qui aident à prendre – avec de la retenue et du recul, mais aussi de l’humour – la mesure des métamorphoses en cours dans toute cette partie de la planète. Au travers de revendications bien réelles dans ce début de troisième millénaire, relayées par une diaspora et qui traversent maintenant tout le monde arabe aujourd’hui en pleine renaissance, on perçoit beaucoup de questionnements et d’espoirs. Ici, la clarté des intentions artistiques participent pleinement et intelligemment à la thématique Illuminazioni de la Biennale, et y apportent bien des Lumières !
A l’entrée, la sculpture/panneau indicateur – « Untitled (Arabe) » de Zuad Abillama (Liban) – « désoriente » le passant. Elle se joue des crispations identitaires occidentales, et crée une confusion amusante entre un soi-disant danger (« Le choc des civilisations », la peur de l’autre) et un fait, celui du brassage actuel entre les différentes populations dans le monde moderne (photo ci-dessus).
Manal Al-Dowayan (Arabie Saoudite) a choisi, avec « Suspended Together » de traiter d’une ségrégation propre à son pays, l’Arabie Saoudite, et qui touche toutes les femmes. Par exemple sur ce territoire, l’interdiction de conduire une automobile, ou l’obligation d’avoir une autorisation de déplacement de la part du mari ou d’un « gardien masculin » de son entourage… C’est ce dernier point que l’artiste illustre et dénonce ici, dans un geste féministe. Elle a récolté des dizaines de ces permission documents auprès de femmes avocates, journalistes, ingénieurs, qu’elle a imprimé sur des pigeons voyageurs en céramique blanche. Suspendus au plafond ils donnent une idée de légèreté et de voyage. La compréhension de l’œuvre plombe cette première impression, et l’installation traduit en fait l’immobilisme, la vétusté et l’absurdité d’un tel système sexiste.
Janane Al-Ani (Irak) présente une succession de photographies noir et blanc saisissantes, dans une salle noire, au fond du hall d’exposition. « Shadow Sites II » nous fait planer au dessus de différentes vues aériennes, écrasées de soleil, aux ombres tranchées, magnifiquement graphiques, de déserts à des faubourgs de villes, de paysages de ruines à des bâtiments en construction, dans un glissement étrange, quasi lunaire, comme si le film se situait hors de l’histoire humaine (après une catastrophe nucléaire, pendant « Desert Storm » & « War in the Gulf » vers 1991 ou avant la période mésopotamienne, la première civilisation urbaine de l’histoire occidentale). L’artiste nous met en face d’une énigme, et si l’apparition de l’espèce humaine sur terre n’était qu’un accident ?… Les images se dissolvent les unes dans les autres et nous laissent perplexes, avec ce regard dépassionné mais aiguisé, analytique et presque d’origine extraterrestre, comme un témoignage, un reportage sur les traces de l’homme – ce grand mystère !
« Souvenir » de Fayçal Baghricha (Algérie), conversant avec le panneau à l’entrée de Ziad Abillama, présente un globe terrestre lumineux, posé au sol, en rotation rapide et ininterrompue sur lui-même. Les frontières entre les pays, les différents continents, même la délimitation terre/océan sont complètement balayées, effacées, dissoutes par la vitesse du globe, devenu uniformément bleu-vert-mauve. Au sol, des vestiges des drapeaux nationaux sous forme d’étoiles, sont disposés sur un format A3 bleu clair. On reconnait celles du drapeau européen, l’étoile rouge révolutionnaire, la Croix du Sud présente sur nombre de drapeau de l’hémisphère opposé… Là aussi, plus d’identités nationales, l’humanité regroupée sous un cosmos enfantin, simplifié à l’extrême, qui nous fait perdre jusqu’au repère des galaxies et de la voie lactée. On se rappelle aussi le rôle que la carte naturelle du ciel, a joué auprès des navigateurs du monde entier, et notamment arabes, avant la découverte de la boussole.
Les tableaux figurant des grillages intacts ou troués de Driss Ouadahi (Maroc) sont aussi éloquents, et répondent à « Flying Carpet », impressionnante structure métallique en suspension de Nadia Kaabi-Linke (Tunisie). Lara Baladi (Liban) expose une imposante « Rose », composée avec des photographies étranges. Elles proviennent du fond des tasses de café, bu par les proches de sa famille pendant la maladie et le décès de son père. Cette démarche évoque le rituel de la lecture de l’avenir dans le marc de café, est-elle aussi une évocation à la mort du père (en psychanalyse) dans l’évolution moderne du monde arabe ?… En tout cas voici beaucoup de piste ouvrant vers un futur qu’on espère meilleur pour toute cette région encore marquée de profond traumatismes.
Une brise printanière souffle sur l’exposition
L’inspiration exaltée par les évènements qui soulèvent le monde arabe, la plupart des artistes exhibent pour l’occasion des œuvres fortement empreintes du « printemps arabe ». Mounir Fatmi expose « les printemps perdus ». Réalisée en mars dernier, cette installation minimaliste et sobre comporte les drapeaux de 20 pays de la ligue arabe suspendus, et ceux d’Egypte et de Tunisie portés par des balais longs de 3 mètres (voir photo). Iconoclaste et esthète, Mounir Fatmi ambitionne de se faire « porte-étendard de ce revitalisme révolutionnaire panarabe à l’utopie enchanteresse » écrit Franck Hermann Ekra à propos de cette œuvre.
D’autres, comme le palestinien Taysir Batniji, proposent de fausses annonces immobilières de maisons bombardées. Sont projetées également les dernières vidéos de l’égyptien Ahmed Bassiouny tournées à Maydane Tahrir au Caire, juste avant sa mort par balles, le 28 janvier dernier sur cette même place.
Ces artistes à la notoriété inégale ont un point de convergence essentiel : « la mise en forme visuelle du politique » selon Lina Lazaar, commissaire de l’exposition. Cette exposition représente une consécration de l’art contemporain arabe, qui pendant longtemps est resté confiné dans le figuratif.
The Black Arch
Du côté des Arsenaux, The Black Arch, œuvre monumentale des deux sœurs Shadia et Raja Alem (Arabie saoudite) ne laissait pas les visiteurs indifférents. Raja l’écrivaine, et Shadia la plasticienne ont abordé ici le sujet du pèlerinage à La Mecque et ont créé un dialogue entre deux visions du monde, en abordant le sujet de la religion, si sensible. L’Islam et le Christianisme se lient dans le diaporama géant projeté sur le sol et sur un cube de métal légèrement rogné et posé sur un coin, une référence explicite à la Kaaba. Noir, c’est la couleur qui fait ressortir toutes les autres, intenses, sur les photographies des mosaïques, des gravures et des pèlerins. L’idée de transhumance nait aussi de la bande son, et c’est l’eau et l’air qui font la jonction entre les deux univers. L’eau comme symbole de sérénité, de vie, intemporelle, et l’air avec une allusion aux aéroports et aux connexions par avion qui maillent toute la planète et réduisent le temps et les distances.
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Ce panorama artistique illustre, s’il le fallait encore, que la création « arabe » recèle beaucoup de bonnes surprises, et nous offre la réalité d’un renouveau sensible, profond et confiant. On notera cependant à Venise l’absence d’artistes iraniens polémiques, pourtant mis actuellement en pleine lumière, ailleurs dans le monde de l’art. L’ancienne Perse, il est vrai, ne fait pas partie du monde arabe, mais reste maîtresse dans l’art de l’occultation !
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J’aimerai faire le lien avec une action militante féministe, qui s’est déroulée justement en Arabie Saoudite très récemment, et qui pourrait aussi faire figure de performance artistique : l’appel « Women 2 Drive » lancé via Facebook par une jeune rebelle saoudienne, invite les femmes à braver la loi wahhabite, en prenant le volant de leur voiture pour aller rouler sur les avenues de Riyad. Ce geste prouve aussi que la nouvelle génération de femmes arabes est prête à prendre activement part aux combats de la société civile. Et particulièrement dans les pays riches en pétrodollars du Golfe : l’Arabie Saoudite, tout en ayant embrassé l’hyper modernité depuis de nombreuses décennies, est un pays perclus d’archaïsmes qui favorisent toutes les hypocrisies afin ne pas déroger à la tradition et de continuer à assurer les bases d’un patriarcat extrême.
Et puis, complètement à l’opposé, il faut aller voir l’exposition « ZAHA HADID, UNE ARCHITECTURE », jusqu’au 30 octobre 2011 à l’Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris. Zaha Hadid est une architecte d’origine irakienne et vivant à Londres depuis de nombreuses années, qui a conçu le nouveau bâtiment tout en sinuosités organiques du Art Center à Abu Dhabi. Voici un autre exemple de ce que la sensibilité d’une femme de culture arabe et complètement engagée dans le futur et les nouvelles technologies, peut apporter à la pratique internationale de l’architecture et de l’urbanisme. Sidéral, non ?
Voilà, et une dernière vue sur la pointe de la douane, car on ne se lasse jamais des cartes postales vénitiennes, avec ici en fond une grue qui illustre, pourquoi pas, les nouveaux chantiers artistiques et politiques en cours dans tout le monde arabe, et auxquels lapartmanquante souhaite longue vie et bon vent !
Florent Hugoniot
Public.Ennemies.
Mais encore ?…