30h non stop et entre parenthèses
Ce jeudi 12 avril 20h, les portes du Palais de Tokyo ainsi que ses nouveaux espaces immenses – 22 000 m2 – s’ouvrent au public. L’évènement, intitulé (Entre)Ouverture, court sur les deux jours et se terminera vendredi 3 à minuit. À l’occasion d’une programmation exceptionnelle vont se succéder dans ce qui est devenu désormais le plus grand centre d’art contemporain en Europe, des performances, de la musique, des conférences, des projections… Installations et interventions plastiques sont présentées dans différents espaces, et dans une programmation concentrée sur 30 heures. Le Palais de Tokyo revient en force et réaffirme son rôle de temple/laboratoire de l’art contemporain, du work in progress… et de la branchitude parisienne !
On pourra donc être sûr d’y croiser à nouveau toute la faune bobo-alternative qui attendait en trépignant la réouverture de cette scène artistique et festive incontournable, et en même temps décor idéal pour la hype et de la drague arty. C’est désormais un immense terrain de jeu, passé de 6 000 m² à 22 000 m² (l’équivalent de quatre niveaux du Centre Pompidou), qui a inclut les anciens espaces de la Cinémathèque française et de la FEMIS, et se réparti sur trois étages géants.
Affluence stylée du jeudi soir
Je vais donc faire un tour sur le site tout beau tout frais du Palais de Tokyo, histoire de voir le menu de ce festin artistique, et je lis deux infos contradictoires : ouverture au public (TOUT le public, c.a.d. pas d’invitation, de tenue de bal ou de passe-droit exigé) et entrée libre à partir de ce jeudi soir 20h. Cependant qu’un peu plus bas, je vois que certaines interventions artistiques commencent à 18h. Zut alors, j’étais justement dans l’après-midi en face, à quelques mètres à l’ARC pour découvrir la nouvelle installation de Resisting the Present, après avoir vu l’accrochage au Mexique, à Puebla (lire Resisting the Present, Mexico 2010/2012). Qu’importe, je rechausse mes bottes de sept lieues et fonce dans le métro afin de ne pas louper cet concert par Alain Kremski d’après des partitions de Gurdjieff et De Hartmann, que j’ai repéré et qui a déjà commencé dans l’après-midi…
Arrivé à la station Iéna à 19h30, au vu de la file d’attente qui s’étire sur le trottoir, je comprends qu’il y avait une ouverture people sur invitation dés 17h30 (sans quoi le Palais de Tokyo se serait transformé en Palais du peuple, je suis rassuré, certaines valeurs du parisianisme ne se perdent pas après même après un chantier de 10 mois…) tandis que le tout-venant (mais quand même intello classe) attend patiemment l’ouverture publique, il est vrai gratuite, à 20h. Mais la jauge est déjà pleine. Conclusion, une heure de queue pour enfin entrer dans ce lieu emblématique et brut de décoffrage, de la culture du XXIéme siècle. Mais l’attente fut amplement méritée, d’autant plus que je fais la connaissance de Maria et Aurélie, deux chics filles qui attendaient patiemment, comme des centaines d’aficionados, dans le crépuscule et le froid qui tombait, tandis que la dame de métal sur l’autre rive se revêtait de rose et d’or pour la nuit qui projetait d’être chaude. Car le spectacle était aussi dans la rue ou on pouvait voir passer pendant l’affluence des oiseaux rares, des jeunes et moins jeunes lookés avec des mèches bleues, les sourcils teints en vert, des poupées super stylées ou des barbus androgynes.
Inside ze matrice
Mais à 20h30 nous voici DEDANS, j’ai loupé les harmonies de gongs planants et ésotériques de Gurdjief mais tant d’autres saveurs artistiques s’offrent à moi ! Déjà l’immensité du lieu, que je découvrirai pas à pas, avec des niveaux qui plongent jusqu’au niveau des quais de la scène est vertigineuse ! La touche « Palais de Tokyo » est conservée, les murs et plafonds sont à nu, du béton gris et une tonalité garage. La lumière y coule à flot, et c’est un dédale de parcours, trois étages gigantesques avec des niveaux intermédiaires, passerelles, escaliers en colimaçon, pierre de taille, métal… Les interventions sont minimalistes et en même temps transforment complètement la perception de l’espace. Les architectes semblent avoir voulu conserver des strates géologiques et les témoignages du temps. On retrouve la signalétique de la Cinémathèque Française et de la Femis, des traces d’un passé glorieux, inclues dans la conception générale, avec des restructurations dans les années 80 encore visibles. Certaines salles de projection ont étés conservées pratiquement en l’état. C’est aussi à un voyage dans l’histoire et la mémoire collective que le nouveau Palais de Tokyo invite. Le pari est plus que réussi à voir l’entrain des visiteurs, qui s’élancent dans ces différents
niveaux de réflexion à la recherche d’un dépaysement artistique. Certaines œuvres font d’ailleurs directement référence à ce passé, avec par exemple la vidéo de Ange Leccia, « Le début des choses », ou inspirée par le lieu, elle joue, avec la participation de Michelangelo Pistoletto et d’une jeune femme mystérieuse, de miroirs, de reflets (que sont toutes les images projetées), de glissement dans le temps avec l’utilisation d’images d’archives.
Mémoire des lieux et présences artistiques
Un médiateur m’explique qu’il y a dans les différents espaces des œuvres uniquement présentée à l’occasion des 30h non stop, d’autres sous forme de modules, qui seront toujours là à la réouverture complète le 20 avril, et une troisième catégorie, faites in situ et « semi-pérennes » qui resteront plus d’une année.
X« Jouir de la foule est un art », Spleen, Baudelaire,
Des flux et reflux de foule, de groupes et d’individus divers et variés, parfois un verre à la main. Et il fait froid ! Mais le lieu est immense, et les possibilités pour l’accrochage, infinies. Je me demande si la sculpture géante de Peter Buggenhout, « The blind leading the blind » n’est pas aussi un recyclage de rebuts et éléments du chantier, des gaines de chauffage, des plaques de laine de verre pendante. C’est selon le descriptif « un désastre monumental », un amalgame sale sensé se développer « selon les quatre points cardinaux et mettre en évidence la mutation infinie des formes engendrées par notre monde contemporain ». C’est en tout cas assez laid.
Évasions arty : performances et animations
La première performance à laquelle j’assiste me conforte dans ma mauvaise impression naissante, une mise en scène moche et ridicule : Dolce Vita de Gloria Friedmann, joué par des étudiants de l’école du Louvre qui se marrent en coulisses avant de venir danser avec des squelettes peinturlurés sur une estrade fleurie… Le plus kitsch des autels mexicains du Día de Muertos n’arrivait pas égaler cette performance inutile, le seul gag (involontaire) étant que certains squelettes perdaient leurs membres en plastique lors des valses molles… Bref ça commençait mal, mais heureusement la suite m’a donné l’envie de rester finalement trois heures dans ce grand frigo post-industriel.
Impossible cependant de décrire dans le détail toutes les œuvres et les évènements de la soirée, je m’arrêterai à celles qui m’ont particulièrement plu. Après un premier tour de repérage je retrouve Aurélie, enchantée et le visage radieux. Beaucoup d’œuvres lui plaisent, le lieu la transporte. Nous échangeons nos impressions et je la suis. L’enthousiasme renait, c’est toujours plus agréable de découvrir ensemble les œuvres, on se dit que ça valait bien le coup de patienter en se caillant les miches finalement !
De bruit et de fureur, nous sommes attirés par une installation impressionnante, « Vinyl Rally » de Lucas Abela : un circuit électrique miniature construit en caisses plastiques et disques vinyles, œuvre participative. Des joueurs assis dans des fauteuils de Formule 1 conduisent une modèle réduit sur le circuit plus haut et on suit l’avancée en direct du véhicule glissant sur écrans, qui produisent une musique d’enfer (on pense aux vidéos happenings de Christian Marclay, – qui ici a orné les fenêtres du hall d’entrée – et qu’on pouvait voir à la cité de la musique en 2007). Je me faufile dans l’attroupement sur les « gradins » pour avoir une vue d’ensemble, faire un enregistrement et je reste à contempler ce projet ludique.
Puis nous bougeons vers une installation plus calme, « Fabrique du résiduel » de Benoit Pype, une étonnante exposition sur tréteaux de micro-sculptures montées sur de petits cubes de bois et qu’on regarde à la loupe. Le processus de fabrication est également exposé, un atelier de précision avec les matières premières présentées, prêt à l’empli, des boules de ouates, ficelles, mousses, brindilles, que Benoit Pupe récolte pour les transformer en objets de curiosité. On y voit ensuite ce que l’on veut, des caniches, des lapins, de l’art abstrait, toutes sortes d’animaux dans cet exercice ludique et infini.
« Grotte stellaire » de Julien Salaud est une interprétation de la grotte mythique, avec des animaux comme des constellations construits avec des fils blancs tirés sur des pointes de clou dans le plafond, éclairés à la lumière noire. L’effet est saisissant, pseudo-astronomique, en tout cas poétique et tout compte fait, cosmique. Mais le plus surprenant c’est la vidéo projetée en boucle, avec une femme capable de produire une note ininterrompue, avec des sous-titres comme une traduction du langage musical, le commentaire silencieux et mental de la chanteuse.
les coupoles années 30 ont été conservées et deviennent également un prétexte à imaginer des constellations pour Laurent Derobert (« Fragments de mathématiques existentielles ») comme des dômes inversés d’observatoire. Il y inscrit des formules mathématiques, y projette des ombres de nuages et appelle ces espaces d’observation scientifiques « Force de l’attraction de l’être rêvé », « Vitesse de libération de l’être » et « Asymptote des mondes »… Les « Ronds de fumée » de Vincent Ganivet ponctuent les entre-colonnes en s’insérant parfaitement dans l’architecture.
X
« Introspection » de Gwenaël Morin est un happening de 30 heures non stop, pendant lesquelles 7 ou 8 comédiens récitent, crient, déclament, chuchotent un texte de Peter Handke pour faire du théâtre avant tout un acte de parole et une analyse du moi, décortiquer les mécanismes d’adaptation, de domptage, au milieu extérieur. La mise à plat de ce processus et sa dénonciation revécue en boucle et jouée avec énergie, en parfaite synchro ou à tour de rôle par les comédiens, en fait un manifeste de rébellion contre la normalisation. Très fort.
XPendant l’(Entre)Ouverture, les travaux continuent, et parfois les ouvriers créent de micro-évènements en installant une échelle à 4 mètres, on ne sait pas trop si certains éléments sont des œuvres, le regard porté sur chaque chose est plus précis, plus distancié aussi. Le principe du retournement dans le rapport au monde dans l’art contemporain fonctionne à fond puisque le Palais de Tokyo est pensé comme un squatt/parc d’attraction, un laboratoire avant d’être un musée. Je remarque qu’il y a beaucoup de toilettes qui s’affichent sans scrupules, l’art se propage même dans les chiottes, une biscotte abandonnée sur un lavabo peut entraîner vers de longues méditations esthétiques… Je mets ici une belle série de photos sous forme de diaporama, dont celles déjà inclues tout au long de l’article :
XJe quitte Aurélie et la soirée vers les 11h30. Dehors c’est la fiesta et on joue des coudes autour du bar pour une bière, des guirlandes électriques sont accrochées et donnent un air guinguette chic, entre les colonnades Art Déco.
Mais je reviendrai le lendemain, aiguillonné par cette soirée vraiment enrichissante. À l’occasion de cette seconde visite (entrée si facile vers les 14h, public plus familial) je prendrai la plupart des photos publiées dans cet article. J’ai pu ainsi profiter de « Contrawork » de Hajnal Nemeth, une oraison funèbre en live autour d’une carcasse de voiture, désossée méticuleusement par un mécanicien pendant qu’une chanteuse ou un chanteur lyrique fait son hommage avec des vocalisation sur la liste des pièces détachées. Un lien ici sur une prise vidéo. Dans cette ambiance post-pic pétrolier, j’en profite aussi pour acheter à la cafétéria du sous-sol du Miel Béton du plasticien et « apiculteur urbain » Olivier Darné. Elle me conduit vers la Banque du Miel, une initiative écolo-poétique à soutenir, premièrement parce que les abeilles sont nos amies et peuvent polliniser les espèces végétales en ville malgré la pollution ! L’absence de pesticides les rend plus résistantes d’ailleurs que leurs cousines des champs décimées par l’agriculture intensive…
Le musée total, inside-out
Il faudrait aussi parler de la salle consacrée à Jean-Michel Alberolla (« La salle des instructions ») et de l’espace investi par Maxime Rossi avec « Mynah Dilemma » que vous pouvez voir dans le diaporama ci-dessus (les images parlent aussi d’elles-même !). Mais je me rends compte que ce billet s’allonge et qu’il me faudrait conclure… J’ai donc passé une excellente soirée, doublée d’une après-midi d’approfondissement. Une plongée de quelques heures, sensorielle, conceptuelle et onirique, dans ce paquebot géant aux ponts inter-croisés qu’est devenu le Palais de Tokyo, prêt à se laisser glisser sur la Seine pour embarquer vers de nouveaux horizons, de nouvelles expérimentations artistiques. J’ai pu moi-même me régaler en me livrant à un safari photo en déambulant joyeusement dans ces espaces intermédiaires, ces passages vers un au-delà atemporel. Avant de partir, je croise Jean de Loisy, le directeur actuel du Palais de Tokyo qui a su lui imprimer cette nouvelle identité plus dynamique, et qui espérons aura une impact positif sur les futures expositions, nous faisant oublier la morosité des dernières années de curratoring.
Je vous laisse avec cet artiste tchèque complètement loco, Zdenek Kosek, présenté par la Fondation Pierre Bergé /Yves Saint Laurent, dans une belle sélection qui comprend aussi Benoit Pype et Maxime Rossi :
« L’eau est une manifestation de Dieu. »
« Je suis le cerveau de l’univers », le « module » de la autour des dessins de l’artiste tchèque Zdenek Kosek, méritait que je repasse, ne serait-ce que pour voir la vidéo très intéressante, où ce personnage nous apprend qu’il essaie de résoudre les problèmes de l’humanité grâce à son activité artistique. Une sorte de chaman qui vit à deux heures de Prague, où il recrée toute une cosmogonie ésotérique. Des petits carnets, des pages de croquis recouverts d’écritures et de signes, des reproductions porno customisées, dans sa démarche mégalo et impulsive, Zdenek Kosek nous emmène loin, à la recherche même d’une intelligence supérieure, d’un mode de communication avec des extraterrestres : selon lui notre écriture traditionnelle est trop pauvre pour retranscrire tous les mouvements de notre pensée, super puissante si on sait l’écouter.
« La pluie, la grêle, l’orage, sont des orgasmes de la nature. » Zdenek Kosek
Voilà, c’est sur ce sujet de méditation que je vais vous laisser au Palais de Tokyo et ses alentours, qui accueillaient aussi des performances acrobatiques, un autre happening tonique se déroulait sur l’esplanade en ce vendredi après-midi ensoleillé. Les skateurs semblent l’avoir investi depuis son origine, afin de s’entraîner éternellement et d’épater la galerie. Au fait étaient-ils dans le film d’Ange Leccia ?…
Cette (entre)ouverture a été un grand succès, les œuvres ont su prendre leur ampleur dans les différents espaces, et le Palais de Tokyo nous a laissé entrevoir les immenses possibilités d’accrochage qu’il a désormais pour lui. Quand l’art et la réalité sont si intrinsèquement et naturellement liés on se dit que oui, l’art c’est ce qui fait voir la vie plus belle, plus intense !
On attend avec impatience les prochains évènements, réouverture officielle à partir du 20 avril 2012 avec la triennale Intense Proximité, jusqu’au 26 aout 2012.
Rédaction et photographie ©Florent Hugoniot