Mots détachés, paroles envolées !

Tour de la Bibliothèque François Mitterrand, Architecte François Perrault, Paris 13ème (montage)

« Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence alors tais toi. »

Proverbe chinois

Trop de mots ne guérissent pas les maux, ne chassent pas les incompréhensions… Au contraire, ils nous polluent. Leur profusion, dans nos sociétés contemporaines et occidentalisées, nuit à leur efficacité. La cité est saturée de signes et de lettres, mais que dire du Net ? Partager sur le web des belles phrases, le fruit de la pensée de grands philosophes et le chant des poètes, fait-t-il automatiquement de nous des êtres plus conscients, plus critiques, plus inventifs ? Il faut l’espérer, mais quand les mots et les signes se détachent de leur sens et volent comme des feuilles mortes, au grès des modes et des orientations marketing, ils sonnent creux et n’engagent plus à rien. Inversement, lorsque les paroles s’envolent pour aller semer ailleurs leur message et faire entendre leur poésie, c’est qu’elles sont riches et porteuses des graines de la vie. Or ces graines ont aussi besoin du silence et de l’obscurité pour germer…

Parfois il est nécessaire de faire une pause, reprendre son souffle pour redonner du rythme et de la densité à son propre phrasé. C’est ce que propose cette partie, en s’intéressant aussi aux formes de transmission et de narration qui se font dans le plus pur silence, et encore mieux l’esprit apaisé, serein.

Intensité des flux

The River, Charles Sandison

Tout au long de ce cheminement qui a donné son titre à la chronique Flux du langage, nous nous sommes intéressés au principe du flux : flux de la parole, flux d’informations, flux RSS, flux commerciaux, migratoires, etc… Mais aussi flux d’énergies, flux magnétique, flux sanguin, flux et reflux des marées… Le flux exprime un mouvement, un courant contrôlé ou désordonné, comme une rivière dévalant une montagne dans un grand élan irrépressible ou une colonne de fourmis avec tous ses codes de fonctionnemement. Chaque flux est caractérisé par une origine, une destination et un ou plusieurs objectifs.

Le langage, lui, est un moyen de communication protéiforme. Par exemple le langage des signes par les mains pour les sourds-muets. Ou encore le langage amoureux des yeux en Orient. Mais c’est sous son aspect oral et écrit qu’il nous « parle » le mieux, ou du moins le  plus universellement. Le langage, dont l’usage nous définit comme humains, nous amène du signe au signifié vers le signifiant. Ce processus est en évolution constante. L’oralité en particulier, avec ses transformations du fait de notre modernité toujours renouvelée, a fait l’objet d’une analyse détaillée ici. De même que la nouvelle pratique des SMS, qui, comme le verlan, est à la fois une mode et un code dérivant du langage courant.

« Es-tu heureux ? » Sté Rush, rue Ordener, Paris 18 ©outsideartgallery

En peu de mots…

Des études comportementales montrent que les mots entrent seulement pour un tiers dans notre mode de communication direct, dans un échange réel et vivant. La plus grande partie du signifié dans le discours est perçue par l’apparence, la voix, la gestuelle, le regard. Notre perception déborde même ce simple flux de paroles, puisqu’elle va juger de l’état d’esprit dans lequel se trouve notre interlocuteur, sa sincérité, l’intérêt, l’urgence, la pertinence de ses propos… Autant de facteurs qu’un texte, sur le web, ne sait pas prendre en compte. Du coup, on rajoute quelques émoticônes, de la ponctuation pour rendre nos messages plus vivants. En parallèle, Skype permet de communiquer par le biais de la vidéo avec sa famille, des amis, à l’autre bout du monde et en temps réel. Nous pouvons entendre et voir nos propos traverser l’écran pour arriver dans une autre destination concrète. Mais notre adaptation au numérique fera-t-elle qu’on sera capables, dans un proche avenir, de faire entièrement confiance aux machines dans leur rôle de transmission ?…

Mots perdus, volés

iWood Newsflash: no sponge = no delete button (but never out of battery) Design: Bea Seggering

Le transfert des données n’a jamais été aussi gigantesque qu’aujourd’hui dans notre monde High Tech. Chaque jour un nombre incommensurable de signes passent par les réseaux et transitent via des serveurs d’un ordinateur à un autre, entre Smartphones… A priori le numérique est fiable, mais dans le lot il y aura toujours une marge d’erreur qui fera qu’un message parmi des milliards n’arrivera pas, ou trop tard.

Mais plus que cet aspect anecdotique, on s’habitue désormais à vivre dans un flux de mots et d’images, qui s’ajoutent quotidiennement à d’autres, passent et « s’écrasent » mutuellement. Ce sont plutôt ceux qu’on n’a pas eu le temps de lire ou de voir qui sont perdus, souvent à jamais. Car qui va chercher, dans son fil Facebook, un post datant d’une semaine déjà ? Pareil pour les boîtes email, un message non lu à l’ouverture a toutes les chances de sombrer dans les poubelles de l’oubli…

Et il est si facile aujourd’hui, sur une recherche Google, de faire un simple copié/collé, d’enregistrer une image sur son bureau comme on irait à la chasse aux papillons. Hop, c’est dans l’air, dans l’éther du virtuel, je peux donc le prendre, ça y est, c’est à moi. S’approprier les mots des autres est une affaire de trois clics ; certains thésards, naïfs, se sont déjà fait prendre la main dans le filet en recopiant des pages entières d’auteurs reconnus et très connus, pour leur plus grande surprise de cyberdébutants. Il est si simple aujourd’hui de s’attribuer les mots des autres. Par paresse, malhonnêteté, ou dans la précipitation d’une recherche documentaire, des chapitres entiers passent d’un fichier à un autre. Les textes se dédoublent et se multiplient, les mots sont élastiques, combien volatiles, éphémères !…

L’effacement des lettres

Si les écrits restent et les paroles s’envolent, que deviennent les textos ?

Finis les petits post-it amoureux qu’on pouvait conserver des années sous les yeux, sur la porte du frigidaire. Certes on peut enregistrer sur nos Smartphones nos plus beaux message, les plus comiques, en les « verrouillant », mais toute la saveur de l’instant aura disparu, il ne reste qu’un bête succession de signes pixelisés, tapés sur un clavier anonyme. Cette permanence de l’écoulement des mots entraîne de nouvelles approches et comportements sociaux, où désengagement serait le mot clef. Car après tout, s’inscrire via un ordinateur pour une conférence, liker tel commentaire ou annoncer virtuellement qu’on sera présent à tel événement, jusqu’à quel point cela nous engage-t-il ? Du bout des doigts seulement, on ne fait qu’effleurer des possibilités puisque la voix, principal instrument de communication et organe musical de la gorge, et donc notre corps tout entier, ne s’investit pas dans nos décisions prises derrière nos écrans… De quoi devenir ivre de ce monde fluide, fait de glissements, mais OÙ ON NE SE TOUCHE PLUS !

Pas sage, comme une image

Thomas (David Hemmings) inspiré par le photographe David Bailey.

Et puis il y a en parallèle le langage des images, qui génère lui-même en aparté tout un flot de mots qui nous aident à formuler notre pensée. Les photographies et les œuvres plastiques qui illustrent ici cette réflexion ponctuent chacun des articles en leur donnant d’autres résonances. Une photographie, une image fixe ou en mouvement se regardent en silence, mais pourtant elles nous donnent des informations, véhiculent des émotions, nous disent des  « choses ». Elles peuvent aussi nous tromper, comme dans le film Blow up de Michelangelo Antonioni. À la fin du film, le personnage de Thomas, photographe professionnel, reste décontenancé par son enquête dont les preuves sont des images de la réalité, capturées puis révélées par les sels d’argent, puis tellement aggrandies qu’elles en deviennent pointillistes, abstraites. Désirant oublier ce qui fut une sorte de rêve les yeux ouverts, il contemple alors longuement un jeu de mime dans un parc de Londres. Cette conclusion arrive comme un apaisement à ses doutes et ses questionnements.

La chute du langage

Manifesto, projection vidéo de Charles Sandison sur la façade du Grand Palais. « Dans la nuit, des images », Paris 2008.

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Trilogie new-yorkaise (Cité de verre)

« La seule tâche d’Adam, dans le jardin, avait été d’inventer le langage, de donner un nom à chaque créature et à chaque chose. Dans cet état d’innocence, sa langue allait droit au cœur du monde. Ses mots n’étaient pas seulement accolés aux choses qu’il voyait mais ils en avait révélé l’essence, ils les avaient littéralement fait accéder à la vie. Une chose et son nom étaient interchangeables. Après la chute, ce n’était plus le cas. Les noms s’étaient détachés des choses ; les mots avaient dégénéré en une série de signes arbitraires ; le langage avait été coupé de Dieu. L’histoire du paradis terrestre ne relate donc pas seulement la chute de l’homme, mais celle du langage. »

Paul Auster

Dans sa Trilogie new-yorkaise, Paul Auster ausculte à la loupe et déconstruit une énigme uniquement basée sur l’évanescence du discours et ses trous noirs : message téléphonique dévié de son destinataire, récits subjectifs ou mensongers des figurants, identités interchangeables. Mais il s’intéresse aussi au phénomène de perte du langage – aphasie, mutisme – qui passe de la victime présupposée au détective sensé la protéger. Malgré la discipline qu’il s’oblige lui-même à consigner dans un carnet rouge le déroulement de son enquête dans le détail, le détective-écrivain Daniel Quinn/William Wilson/Max Work (Cité de verre) perd progressivement tout repère social et fini par s’évanouir dans l’éther. Peter, la victime, un enfant séquestré par son père afin de réaliser une expérience théologique désastreuse au final, ne peux empêcher qu’un flot d’onomatopée et de mots inventés ne lui sorte de la bouche au milieu du récit de son histoire dramatique. Le chapitre consacré au phénomène de l’enfant sauvage est passionnant, avec un historique relatant l’obsession de certains apprentis – magiciens à retrouver une langue naturelle, divine pour certains, d’un être humain vierge de toute civilisation, éducation et conditionnements.

Mutisme et aphasie : L’enfant sauvage

Suivant ce fil, François Truffaut a réalisé « L’enfant sauvage » en 1970 à partir de l’histoire de Victor, un enfant découvert à la fin du XVIIIème siècle dans le Tarn, puis en Aveyron, vivant nu et quasi à l’état sauvage. Il n’a pas appris le langage des humains et est amené à en 1801 au docteur Itar, spécialiste de la surdité et le l’éducation spécialisée, et qui travaille à Paris. Au bout de cinq ans d’efforts pour inculquer à Victor les rudiments du langage et de la vie en société, il reconnaît son échec. Le docteur Itar est considéré comme le fondateur de la psychiatrie de l’enfant.

X

 » Le langage est évidemment indispensable pour former l’esprit à la pensée (cf. les humains n’ayant jamais appris à parler, qui montrent un retard pour certaines fonctionnalités intellectuelles) mais n’est qu’un tremplin dont on doit apprendre à se débarrasser. »

Selon Yann Ollivier

 

Le langage est équivoque, et la pensée est indépendante du langage, de nombreuses études le prouvent. Elle le devance, ou le précède, elle sait en tout cas se formuler, s’organiser, s’articuler, sans les mots. La parole n’est pas la voix. La parole est le langage utilisé de façon vivante et créatrice et dont le plus bel exemple est la parole du poète (études littéraires). Comme il y existe toujours la possibilité de communiquer sans la langue, qui est l’expression d’un peuple, d’une culture, il est difficile d’imaginer une langue universelle, mais après tout, pourquoi pas ?

La suite sur La parole est d’argent, le silence est d’or.

Florent Hugoniot

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