
Speedy Graphito, « Chef d’œuvre à Lapinture », 1987, acrylique sur toile, 195 x 260 cm – Courtesy Galerie Polaris, Paris
La Galerie Polaris présente jusqu’au 22 décembre 2012 une exposition à la fois surprenante et touchante, consacrée à Speedy Graphito. Rétrospective en concentré, c’est aussi un délicieux pastiche d’institutionnalisation culturelle ou encore un manifeste solennel d’art total, mais combien rempli d’humour ! Voici donc la nouvelle collaboration entre Bernard Utudjian et Speedy Graphito, comme un point d’exclamation après pas moins de 9 expositions personnelles organisées conjointement. Celles-ci se sont réparties sur une vingtaine d’années, au 8 rue Saint-Claude, dans le Marais à Paris : de Meurtre dans un Château Anglais aux tous débuts de cette aventure artistique en 1985, à Wake Up en 2003. La proposition The Essential of Painting se développe dans le nouvel espace de la galerie, situé désormais 15 rue des Arquebusiers, à deux pas de l’ancienne adresse. Elle vient réaffirmer l’engagement mutuel de l’artiste et du galeriste après une pause d’une dizaine d’années.
Culture pop et influences hip hop
Pionnier du street art en France au début des années 1980, Olivier Rizzo alias Speedy Graphito, alors très jeune, se fait rapidement connaître à Paris, avec ses personnages-robots hallucinés, à la coiffure taillée en trident, et qu’il tague un peu partout dans la rue. Fraîchement sorti de l’école Estienne, ayant acquis les réflexes de la commercialisation propre aux arts appliqués, il traverse l’univers de la publicité pour finalement se consacrer à la peinture et au graphisme… et à sa propre renommée ! Le décuplement du phénomène médiatique pendant cette période si faste pour tous les domaines artistiques, mais aussi le talent, l’énergie et l’inventivité de Speedy Graphito le révèlent très vite sur la scène parisienne. C’est alors l’apothéose, tout en spasmes colorés et en protubérances organiques, du courant pictural de la Figuration Libre (R. Combas, les frères Di Rosa…), auquel il fut un moment rattaché. Mais il s’en est démarqué rapidement, et durant son parcours artistique – surtout en solo après sa collaboration au collectif X-Moulinex – Speedy Graphito a toujours su se renouveler. Tout en gardant sa propre touche graphique facilement reconnaissable, qui reste sa signature, sa marque de fabrique, il s’amuse à rebattre les cartes de l’aventure picturale du XXe siècle. Ainsi dans sa nouvelle exposition à la Galerie Polaris, il s’inspire de Braque, Picasso et Matisse. Mais il faut aussi faire le lien plus généralement avec le street art new-yorkais, et les figures de J.M. Basquiat et K. Harring.
Curieux et prolixe, il a emprunté de nombreux chemins, et ses œuvres et produits dérivés sont aujourd’hui visibles un peu partout dans le monde, aussi bien dans les musées, dans les boutiques arty que sur les murs des villes. Après trois décennies d’une production ininterrompue, Speedy Graphito continue d’étonner et de brouiller les pistes. Son œuvre protéiforme intègre le dessin, la peinture, la sculpture, la photographie, la vidéo, la performance, l’installation, le langage et ses jeux de mots… Avec une incroyable énergie, cet artiste sait s’inspirer de l’air du temps, en parodiant et en intégrant à ses compositions tout un pan de la culture populaire, comme celle des cartoons/mangas et des jeux vidéos.
The Essential of Painting, 1987 –
Pour The Essential of Painting, il présente des pratiques artistiques plus « traditionnelle », de la peinture surtout, puisque c’est le sujet principal, mais aussi des sculptures. Il y met en scène et à toutes les sauces lapinture, sa créature, son double, un lapin-muse extrêmement docile et malléable ! On le retrouve partout dessiné, peint, gratté ou graffé, sur toile, sur papier, sur bois, ou directement sur un des murs de la Galerie Polaris. Comme si Speedy Graphito, pris de boulimie, a voulu en 25 ans goûter à toutes les aventures plastiques.
Idrolâteries…
Il joue des excès de la démultiplication et de la sur-représentation, allant jusqu’à un hommage à lapinture frisant le blasphème, puis dématérialisation de sa créature/idôle via l’écriture. Deux sculptures en résine, l’une inspirée des jouets gonflables, l’autre telle une barre de chocolat croquée avec gourmandise, réduisent lapinture à un objet de consommation, une art-victim. Tandis que leur faisant face, une troisième œuvre en bois, un jeu de volumes colorés parodiant la statuaire africain revu par les constructivistes des années 1920, lui donnent des allures de pièce de collection d’un musée. L’utilisation fréquente du trompe l’œil dans ses peintures, la confusion des matières dans ses sculptures rendent perméables les frontières entre ces deux disciplines. Un vertige de techniques et de styles, dans un drôle de bric-à-brac atemporel questionnant la sacralisation de l’art.
Speedy Graphito se plait ici à revisiter des courants artistiques majeurs du siècle passé, dont le cubisme, le constructivisme et le surréalisme. Dans cette progression toute en circonvolutions et en jeux de miroirs, lapinture se prête avec jubilation à toutes les métamorphoses, tous les travestissements. Deux compositions faites de petits cadres reprenant le dessin des toiles de Jouy le projettent encore plus loin, dans le monde des rêves et de l’inconscient, ce pays merveilleux et délirant d’Alice conté par Lewis Carrol.
Dans une proposition artistique qui joue de la complexité, comme pour mieux noyer le lapin, Speedy Graphito semble s’orienter vers l’introspection et le doute. Comme une ponctuation, une parenthèse qui lui permettrait de prendre du recul et de se dégager du tournis que donne sa production artistique ? Pas si sur, car s’il semble ici calmer, voire figer ce flux d’énergie créative qu’il entretient depuis ses débuts, et dans lequel il s’autorise toutes les rencontres et tous les métissages, le voyage vous emmènera inévitablement loin ! Malgré une critique en surface de la société consumériste et malgré une fausse innocence affichée (telle une posture d’éternel adolescent), son travail en général n’est pas exempt des compromis propres à la marchandisation de l’art – même s’il sait aussi en jouer radicalement. Mais précisément ici, ce pas de côté lui permet de laisser le silence et le temps s’installer comme des intrus, en faisant se confronter l’art éphémère et l’art institutionnalisé. Un dialogue fécond, d’autant plus justifié dans le contexte actuel de starisation du street art et de muséification des cultures urbaines. Vie et mort d’un simple objet de consommation, d’une projection collective, fussent-il élevés au statut d’objet d’art….
Son travail se joue beaucoup du détournement des icônes de la mondialisation. Mais ici se pose une question presque obsessionnelle : comment l’apport d’un Speedy Graphito peut s’inscrire plus durablement dans le courant de l’histoire de l’art, voire même proposer sa relecture de l’art moderne et contemporain ? Vain désir d’inventaire et de consécration qu’une certaine maturité artistique permettrait d’aborder aujourd’hui ? Cette démarche amène à d’étranges confluences, lorsque l’art pop, abstrait ou figuratif et l’image publicitaire flirtent avec des préoccupations conceptuelles… Cela engage le visiteur dans un cheminement délicat, qui met sur un même plan l’objet, son idée et son intention. Alors se profilent les limites de la création plastique – et donc la possibilité du vide – qui nous met face à l’absurdité, à la vanité de tout désir de représentation…
L’acte de création : essentiel car existentiel !
Un petit atelier a été reconstitué, avec de nombreuses œuvres ponctuant le parcours de Speedy Graphito, des pochoirs, des peintures sur toile, des photos, tant de souvenirs… Ce résumé de toute une production artistique illustre ici l’acte de création, tout en l’instrumentalisant, afin d’appuyer le parti pris de l’exposition. Comme chacun sait, le diable se cache dans les détails, et Faust n’est pas bien loin d’apparaître derrière Donald Duck… Qui est donc le marionnettiste qui tire les ficelles de toute cette activité débridée ? Qu’est-ce qui pousse Speedy Graphito à se dépasser toujours un peu plus ? Savoir si lapinture, tel Pinocchio, prendra vie un jour, si un bon artiste sait aussi être un démiurge bienveillant (le « créateur », ce terme tant usité dans les années 80 pour désigner un styliste, un graphiste !), comment savoir si les objets auxquels on donne forme ont une âme… Les tracés anguleux des personnages sortis de l’imaginaire de Speedy Graphito ont finalement une ombre de mélancolie bien humaine… Aux visiteurs de jouer aux équilibristes, tout en plongeant avec vertige dans l’acte de la création artistique ! Dans tous les cas, cette exposition a le mérite de donner un cadre à des questions qui peuvent être juste d’ordre formel, mais aussi tout à fait philosophiques : la peinture est-elle devenue une simple couche superficielle, un jeu de composition alambiqué, ou s’anime-t-elle toujours d’un réel dessin existentiel ? C’est selon votre lecture, mais si ces d’ambiguïtés dérangent, elles maintiennent aussi en éveil ! Une raison supplémentaire pour aller s’imprégner de la richesse, de l’ironie et de la jubilation d’une telle quête artistique et spirituelle. Florent Hugoniot Speedy Graphito, The Essential of Painting, 25 ans de création Galerie Polaris, 15, rue des Arquebusiers – 75003 Paris – Tél. 33 (0)1 42 72 21 27 – du mardi au vendredi de 13h à 19h et le samedi de 11h à 19h. La vie d’artiste sur http://www.touscoprod.com/project/produce?id=141 Un film de Speedy Graphito, Michel Royer, Natacha Giler produit par Carole Mirabello, Michèle Fourniols et avec la collaboration de Jérôme Lefdup, Denis Lefdup Lire aussi ce texte de Marie-Jeanne Caprasse pour Paris-Art.
Cher Florent Hugoniot, le nom de votre blog est formidable, « la part manquante » c’est comme un rêve qui deviendrait réalité, et votre article / critique L’Essence de la peinture par Speedy Graphito est extraordinaire, quelle plume, quelle intelligence, il est si rare de lire autant d’à propos sur le travail d’un artiste, mille bravos à deux mains, clap clap clap, brillant, ça donne de la joie et du bonheur.
Muchas gracias !! Que ce retour fait plaisir, Magic C ! À bientôt sur ce blog à explorer via les rubriques et les mots clefs, pour voyager jusqu’au Mexique et plus loin encore dans les promesses des imaginaires si vastes !
Speedy, j’adore tout ce que tu fais, je suis novice, mais ai envie de tout connaitre de ton oeuvre, sais tu s’il reste encore des felins dans une galerie
je suis heureuse que tu existe et que tu fasses vivre ton art, merci, amitié, val
Suite à ce billet, une participation de lapartmanquante et de l’auteur à la monographie de référence de Speedy Graphito, qui fut contacté via la Galerie Polaris à Paris pour écrire un texte de présentation générale de l’œuvre de l’artiste polyvalent ! Voici le descriptif de « Serial Painter », le titre de notre texte étant « La rébellion des images ». Merci à Speedy et à la maison d’édition de nous avoir fait confiance pour ce beau projet éditorial 😉 FH
https://lapartmanquante.wordpress.com/2015/05/31/serial-painter-speedy-graphito/