
« Je t’envoie te faire voir parce que je suis pauvre, si j’étais riche je t’enverrais te faire tuer. »
Paradoxes mexicains
Le Mexique est traversé de nombreuses contradictions : profondément catholique mais résolument laïque, pays à l’économie globalisée mais peu ouvert aux cultures du monde contemporain (hormis celle invasive et réductrice des USA), populaire et élitiste à la fois… Son passé riche et complexe, fait de ruptures, de réparations, d’adaptations, permet certainement de comprendre ses ambiguités actuelles.
La population mexicaine d’aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec celle des empires précolombiens, ni même avec celle de l’Indépendance (1810) ou de la Révolution (1910). Le chamboulement civilisationnel à l’heure de la Conquista, suite à la « découverte de l’Amérique » fut total (1492, arrivée de Colomb en Haïti – 1521, destruction de la capitale des Aztèques), et les remous de la conquête espagnole, qui a ouvert le sous-continent à l’émigration européenne, sont encore vifs, certaines cicatrices sensibles. Dans le même temps, le Mexique continue de s’enrichir de l’apport d’autres cultures, tout en envoyant une partie de ses étudiants parfaire ses connaissances à l’étranger. Ce territoire à la jonction des deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, est une des premières pièces du puzzle de la mondialisation, depuis la mise en place par la couronne espagnole, il y a plusieurs siècles entre l’Europe, l’Amérique latine et l’Asie (avec notamment Les Philippines) d’un commerce tournant qui ont fait circuler par mer, entre ces trois continents, des produits naturels et des marchandises manufacturées.
Cette vocation ne s’est jamais démentie, malgré les périodes de repli sur soi dues aux sanglantes périodes de l’histoire mexicaine et à la stagnation économique, l’appauvrissement qui s’en suivirent. Pour autant, malgré l’interconnexion numérique, la société mexicaine reste dans la méconnaissance des us et coutumes des autres cultures. Le pays est même classé comme celui le plus « ignorant » des nations occidentales dans un récent classement d’EuropaPress – selon des critères assez hétéroclites et généraux…
Voici par exemple un paradoxe mexicain, peut-être du fait tout à la fois du relatif isolement géographique du pays, comme de son manque de poids sur la scène politique internationale. Le nombrilisme, la croyance en la suprématie de l’individu sur la communauté restent des freins à la prise de conscience et à l’action personnelle : le Mexicain est un jouisseur, mais peu au fait des particularités de son pays et peu informé, peu intéressé par la réalité sociale, même s’il la subit de plein fouet. Le trait d’esprit mexicain typique, populaire et divergeant, libre, couplé à un sens de l’humour ravageur mais souvent réducteur, conforte tous et toutes dans ce tropisme d’une avancée vers un monde meilleur, technologique, pratique et confortable, et dans une unité nationale de façade.

En Amérique existaient déjà des civilisations. L’Amérique n’a pas été découverte, mais envahie et massacrée. »
Mexique, terre promise ?
Connu pour l’émigration massive de sa population aux USA – un Mexicain sur dix y vit surtout pour des raisons économiques – le Mexique est aussi une terre d’immigration qui continue de s’enrichir de l’apport d’autres cultures, de digérer les influences extérieures. C’est aujourd’hui un des pays les plus peuplés de la planète et en même temps où il y a le plus d’inégalités au monde. Carlos Slim, un des grands capitaines du capitalisme mexicain, celui qui dirige OXXO (superettes surimplantées dans tout le territoire) et Telcel (réseau de téléphonie) caracole au top du classement mondial des milliardaires, tandis que les classes défavorisées et les classes moyennes s’appauvrissent toujours un peu plus – particulièrement les paysans dans les États du Sud, moins industriels et plus exploités pour leurs richesses naturelles.
“En termes de migration, le Mexique constitue à la fois un pays d’origine, de transit et de destination. La politique migratoire mexicaine comprend donc trois volets. D’abord, tout au long de son histoire, et encore aujourd’hui, le Mexique cherche à attirer des immigrants pouvant contribuer au développement du pays. De plus, de nombreuses personnes provenant d’Amérique centrale et du Sud viennent y travailler, souvent de façon temporaire. Ensuite, le Mexique constitue un important pays d’émigration. Près d’un Mexicain sur dix vit aux États-Unis. Enfin, de nombreux migrants, principalement centraméricains, mais aussi asiatiques et africains, transitent par le Mexique dans le but de se rendre aux États-Unis et au Canada.”
http://oppenheimer.mcgill.ca/La-politique-migratoire-du-Mexique?lang=en
Les Mexicains sans réelle qualification ont été plus touchés par l’accord de libre-échange, l’ALENA, qui existe depuis plus de 20 ans entre le Mexique, les USA et le Canada. Les recherches économiques prouvent en effet qu’ils ont eu plus généralement à perdre qu’à gagner dans ce trio infernal : Les faibles salaires et conditions de travail dans le pays sont attractifs pour attirer les entreprises du Nord mais sans valorisation des ouvriers, celles canadiennes y sont majoritaires pour l’exploitation minière, le fracking commence à être plus qu’envisagé ici aussi, et les promoteurs d’OGM tels Monsanto et le Département d’État de Washington poussent pour que le Ministère de l’Agriculture mexicaine autorise partout la culture du maïs génétiquement modifié, dont ne veulent pas, ici encore, les populations. Si on compare le niveau de vie moyen des Mexicains d’aujourd’hui avec les deux générations précédentes, il n’y a pas photo : pour avoir une vie décente il faut désormais cumuler deux voire trois emplois. Ou alors avoir la chance d’être bien né, des relations, faire partie de l’élite économique constituée de différents pôles d’influence. Une société où le fameux « ascenseur social » est en panne et fonctionne comme ailleurs en Europe ou aux USA, par la défense éprouvée de ses intérêts et l’entre-soi, avec la modification des règles du jeu sociétal allant toujours dans le même sens, celui des 10%, des 1% ou même des 0,1% de la population. Car l’élitisme est un autre travers de la société mexicaine, élitisme de classe bien souvent basé sur un racisme à peine masqué, résurgence toujour vivace du système de caste dans l’ex-colonie espagnole (voir la première partie).
Quelle croissance ?
Même si le Mexique reste dans une phase de « croissance molle », celle-ci ne lui permet pas d’offrir suffisamment de débouchés à toute sa jeunesse. Du fait de la « crise » qui s’éternise ici aussi et devient récurrente, les jeunes diplômés mexicains sont confrontés de plus en plus à des périodes de chômage longues, raison pour laquelle beaucoup continuent leurs études, sans réel horizon concernant leur avenir professionnel, ou se tournent vers des emplois peu qualifiés au regard de leur cursus universitaire ou de leur formation. La rapide dépréciation du peso par rapport au dollar – le taux de change est passé ces derniers mois de 12 à 17 pesos pour un dollar – est aussi une cause du ralentissement économique qui s’installe dans tout le pays. S’il se situe en moyenne autour de 5,1% de la population active en général, le taux de chômage chez les moins de 25 ans remonte sensiblement pour se situer autour de 9% de la population active. La situation économique du pays est médiocre, comparée aux autres pays de l’OCDE, mais ne connait pas les hauteurs et les abîmes de l’économie brésilienne par exemple.
Chose remarquable, les Mexicains sont le peuple le plus heureux de son sort parmi la plupart des pays de l’OCDE. Au niveau national, ce sont les États côtiers de la côte Pacifique-Sud qui sont les plus heureux, la palme revenant à Oaxaca, alors qu’au Nord, plus laborieux et pessimiste, l’État de Sonora accolé à l’Arizona et au Nouveau Mexique étasuniens étant le plus sombre avec celui de Guerrero : probablement du fait que ces territoires sont en guerre contre la mainmise du narcotrafic, car ce sont les principaux lieux au Mexique pour la production/livraison vers les USA. Mexico la capitale, après une phase de décriminalisation, remonte dans les taux d’homicides et d’actes violents.
On a souvent cette troublante impression au Mexique de vivre selon différents calendriers, dans un pays fait de plusieurs univers, de mondes spacio-temporels, de communautés et de classes sociales qui ne se rencontrent pas, et où les inégalités sont flagrantes. Pourtant, son PIB place le Mexique devant l’Italie, grâce à ses richesses naturelles qui ne profitent donc qu’à une petite minorité et dont les jeunes sont très majoritairement lésés.
Évasions et repli sur soi
D’autre part, le brassage de la population à l’œuvre depuis cinq siècles fait que beaucoup de Mexicains se sentent des attirances, des racines et des ailes pour voyager à l’étranger. Le voyage en Europe, souvent privilégié pour les vacances, représente bien souvent « un retour aux sources », un dépaysement mais aussi la quête improbable des influences européennes sur la culture mexicaine – voire sa propre quête intérieure ! C’est aussi le besoin de se frotter au monde, et de se faire des contacts, d’entretenir une certaine émulation dans une culture qui aime l’échange et la spontanéité.
On peut cependant noter une tendance nationale à l’autodépréciation et au fatalisme qui confère au laisser-faire. Est-ce du fait du malinchisme, terme typiquement mexicain mais aux résonnances internationales, que les Mexicain(e)s semblent souvent danser sur un seul pied, qu’ils n’ont pas réellement de certitudes et évitent les grandes entreprises collectives, fuient les projections dans un avenir proche comme lointain ?… Le jour-le-jour semble être la seule règle commune.
En parallèle, le processus d’infantilisation entrepris par la publicité est particulièrement sensible au Mexique, en même temps que des réactions de protection face à un monde cruel et confondant : tendance au narcissisme, au cocooning et au repli sur soi, à la nostalgie d’un passé sécurisant et confortable. Est-ce dû au fait que l’héritage de la défaite aztèque devant les troupes de Cortés condamne les Mexicain(e)s à être un peuple d’éternels vaincus ? La soumission, celle à Dieu et à l’Église, voire aux mythes révolutionnaires ou à l’économie de marché a fait son chemin chez un peuple fier mais généralement soumis – à part les exceptions notables du Chiapas et des communautés indiennes de Oaxaca – un peuple pourtant secrètement impatient de changements, de plus d’égalité et de justice.
Le malinchisme
Le dénigrement de la mexicanité est répandu sous plusieurs formes au Mexique : l’autodérision et la satire, l’indifférence ou l’impuissance face à une criminalité structurelle, avec une opposition laissée à une presse alternative peu consultée, et la fascination des idéologies, systèmes et cultures extérieures, ou la préférence extra-nationale. Ce dernier aspect est dénommé par le terme de « malinchisme », utilisé plus communément ici sous le qualificatif malinchista, du nom de la maîtresse indienne de Cortés, la Malinche, une figure nationale qui a également donné son nom à un volcan dans la région de Puebla.
C’est un fait historique, celui qui précipita la chute de l’Empire aztèque. Passée vers 1519 dans le camp ennemi, elle trahit les siens et fut une des premières indiennes à faire ménage avec un espagnol. Servant d’interprète pour les conquistadores, elle pouvait traduire du nahuatl (la langue du centre du Mexique) à la langue maya yucatèque, comprise par le prêtre espagnol Gerónimo de Aguilar qui avait passé plusieurs années en captivité parmi les Mayas. Puis, apprenant les rudiments de l’espanol, elle traduisit ensuite directement les paroles de Moctezuma à Hernan Cortés. Cette femme a donc permis aux troupes de Cortès d’avoir connaissance d’éléments stratégiques, des subtilités de la culture aztèque, des secrets et failles de l’Empire mexica. Par exemple l’état dépressif du dernier empereur Moctezuma et les arcanes de la capitale Tenochtitlán, ce qui permit à quelques centaines d’aventuriers européens, certes armés de poudre et à cheval, de prendre l’avantage sur des milliers de guerriers aztèques très bien entraînés du fait de l’état de guerre perpétuel entre les différents ensembles culturels de l’ancien Mexique. Ce type de guerre, dénommée « guerre fleurie », servait d’ailleurs, à rassembler un nombre toujours plus grand de prisonniers pour les sacrifices rituels (Les victimes du sacrifice humain aztèque).
La Malinche, également surnommée la Malintzin puis plus tard la Chingada (tout à la fois la traître, la vendue, la putain, la victime consentante, « celle qui fut violée ») est emblématique de la dualité et de la souffrance mexicaine. Mère du Mexique moderne, elle a laissé son empreinte au plus profond de l’inconscient collectif en donnant le jour symboliquement à une nouvelle génération métissée – elle eu un fils de Cortés puis un deuxième d’un second mariage. Par amour, mais aussi peut-être ayant l’intuition que la solution de l’asservissement sera préférable pour ses frères, plutôt que le génocide à très grande échelle. Âme salvatrice ou damnée, jeune femme séduisante faisant le sacrifice de sa personne et grande prostituée engendrant des hijos de la chingada (traduction peu recommandable !), son histoire reste un mythe : passée du statut de princesse maya à celui d’esclave dans le Golfe du Mexique, puis à celui de Première Dame, abandonnée ensuite par Cortés une fois la mission du conquérant espagnol accomplie, remariée à un de ses généraux et jouissant d’un nom – Doña Marina – et d’un statut de noble espagnole, elle disparu dans des circonstances troubles, dans sa région natale le Yucatán, vers 1530.
« La figure de La Malinche est devenue un archétype que les artistes latino-américains ont représenté sous différentes formes. Sa figure imprègne les dimensions historiques et sociales des cultures latino-américaines. De nos jours et dans différents genres, elle est comparée à la figure de la Vierge Marie, de La Llorona (figure folklorique de la femme en pleurs) et avec les soldaderas mexicaines (des femmes qui combattirent au côté des hommes pendant la Révolution mexicaine) pour sa valeur.
En fin de compte, La Malinche représente un mythe mêlé de légende et symbolise l’opinion contradictoire du peuple mexicain sur la condition de la femme.
Le Royaume des non-dits

#vivasnosqueremos, Vivantes nous voulons être – ¿Matarme te hizo mas « hombre »? / Me tuer a plus fait de toi « un homme » ?
La société mexicaine, dans sa quête de l’équilibre et du compromis est modelée par le non-dit. C’est une évidence difficilement cernable au premier contact, tellement les Mexicains sont volubiles, diserts et accueillants. Pourtant à la pratique, discrétions et retraits, oublis et absences ouvrent des abîmes de questionnements. Des non-dits qui ont évidemment pour but, dans une société intrinsèquement violente, de neutraliser les passions, d’occulter les problèmes en vue de se protéger, soi ou ses proches. C’est particulièrement vrai dans les discussions et sur un réseau social comme Facebook où on s’aperçoit que la question de la violence institutionnalisée est soigneusement écartée, pour s’attacher à des aspects plus futiles du quotidien, à des frivolités, des activités individuelles assurant la positive attitude si prisée ici, au risque de paraître complètement creux et superficiel, impersonnel. Mais au moins dans la norme, partie prenante de la doxa et donc sans risque…
Les commémorations ou le récit national officiel, story telling absolument lissé, ont effacé les faits qui dérangent, les grandes trahisons et les massacres de population qui ont entaché l’histoire du pays. À un niveau plus personnel, les dissimulations, les stratégies de fuite et le mensonge font partie de la trousse de survie d’une société jamais vraiment sereine, aussi bien chez les opprimés que dans classes sociales plus aisées. Ces dernières, qui s’identifient complètement au confort et à la douceur de vivre étasunienne débordant la frontière, ou celle qui vient d’Europe, d’Asie, des Émirats arabes, à travers les films et les publicités, sont davantage suivistes et moins critiques. Ce sont aussi celles qui profitent et peuvent réellement s’identifier à un standard de vie international voire luxueux.

Un conseiller à Piña Nieto, Président du Mexique : « Monsieur, un valeureux sénateur de notre parti propose une loi pour censurer Internet et punir tous ces gens mal intentionnés, afin qu0ils arrêtent de critiquer ce bon gouvernement que vous dirigez. – Cette loi ne convient pas ! – Pourquoi ? – Parce que si on enlève aux gens la possibilité de critiquer, ils peuvent s’organiser et alors… »
En revanche, la confrontation directe, mais aussi la contradiction et le refus, souvent peu argumentés, sont des attitudes jugées extrêmes, souvent impensables dans un pays où le compromis est la norme. En effet, dans la société mexicaine, faite de fluidité et d’adaptation, beaucoup de paroles et de projets se diluent, se dissolvent. Peu d’engagements sont respectés, difficile de trouver de la suite dans les idées et les actions. Un certain laisser-aller général sont autant possibilités de vivre un sentiment de liberté. Cette légèreté permet d’assumer avec jouissance et humour, mais aussi cynisme et égoïsme et parfois une pointe de cruauté, le « bordel à la mexicaine ». Lire La disparition [desaparecidos]
L’incohérence, la confusion, c’est aussi ce que l’histoire de la Révolución a laissé en héritage au Mexique avec la formule passée à la postérité d’armée mexicaine : cette formule peut vouloir dire tout autant l’incapacité à avoir une direction précise du fait du brouhaha créé par plusieurs ordres contradictoires, la déperdition des responsabilités dans une organisation où tout le monde veut occuper un poste honorifique, la dictature des petits chefs… mais aussi l’incohérence, le manque de perspectives qui condamnent à la paralysie, à des batailles perdues à défaut d’avoir été engagées, à l’éternel retour des mêmes problèmes… Tout peut se rediscuter, les règles ne sont jamais immuables, mais la société mexicaine comporte beaucoup de gardes-fou, de chiens de garde : la morale faussement chrétienne, la doxa et les médias en premier lieu. Une hypocrisie qui se résume en une formule communément utilisée : la doble moral, la double morale ou le deux poids, deux mesures !
Dans le quotidien, ces tergiversations représentent une perte de temps et d’énergie énorme. Le doute est si pratique pour composer avec plusieurs options, afin de choisir au dernier moment celle qui sera pour chacun la plus commode, la plus intéressante, mais pas forcément la meilleure pour les autres… Car c’est une constante chez les Mexicains : les intérêts particuliers devancent de loin l’intérêt général. Plus encore dans une société postmoderne, où l’individualisme supplante la responsabilité collective. De plus, l’anonymat est aisé dans un grand pays composé de villes immenses. Il est si facile de s’y fondre dans la masse, de partir se refaire une vie, pour des raisons professionnelles ou personnelles à l’autre bout d’un pays jeune, plein de ressources et avant tout tourné vers le futur !
Les jeux de masques permis par les réseaux sociaux comme Facebook et What’s App, très fréquentés ici, trouve un terrain idéal dans ce paysage, et le téléphone portable, le numérique atomise encore un peu plus la société en lui donnant un vernis de modernité. Ce qui permet de vivre dans un imaginaire protégé, le mirage des certitudes et des projections, plutôt que de se confronter à la réalité.
Fragiles solidarités

« Griselda Muria Lopéz, disparue le 13 avril 2009 dans la centre de la ville à 16 ans. » – Ciudad Juarez, Chihuahua
Pour autant, il y a une constante historique dans le fonctionnement de la société mexicaine : avant le libre arbitre, c’est le groupe qui façonne l’identité. Un(e) Mexicain(e), c’est avant tout une famille, une communauté, même virtuelle. La religion et l’église catholique restent un des principaux éléments fédérateur de la société mexicaine, avec très certainement encore en trame principale, la famille. En revanche, le chacun pour soi et Dieu pour tous prédomine dans les stratégies sociales, particulièrement dans la vie professionnelle et les rapports au quotidien. Les leçons de l’Oncle Sam ont été parfaitement apprises ici : l’illusion de la liberté personnelle (celle de consommer avant tout) et le néolibéralisme, la société du tout-marchand se sont bien imprimés dans les consciences.
Le respect de la doxa et de ses tabous est un réflexe de survie dans un pays où peu émargent. Être considéré comme déviant, opposant, peut être mal vu, dangereux voire vous coûter la vie. Les journalistes d’investigation mexicains, courageux citoyens en quête de vérité sont les premiers visés. Ainsi l’assassinat groupé récemment à Veracruz, de cinq journalistes qui souhaitaient justement révéler un certain nombre d’affaires dérangeantes pour le pouvoir. Ouvrir un débat public, participer à la démocratisation du pays se paie cher et se joue aussi sur le terrain des médias. La journaliste star Aristegui a été débarquée de son poste sur une des chaînes de TV nationale pour s’être opposée trop frontalement au gouvernement de Piña Nieto sur le sujet des normalistes disparus d’Ayotzinapa. Son aura et sa tribune à CNN lui ont permis de relever la tête, mais c’est loin d’être le cas de nombre de ses collègues. Des révélations trop dérangeantes, des crimes d’État qui resteront longtemps, ou toujours impunis. La loi du silence par exemple chez les policiers ou les narcos (ce qui revient parfois au même) est primordiale pour que la criminalité de haut vol s’impose partout, que les trafics en tout genre prospèrent. La censure comme l’autocensure contribuent bien sûr au développement de l’économie mafieuse, même si de nombreuses annonces et numéros verts appellent à la dénonciation des injustices et des maltraitements. La vague de féminicides qui connu un pic dans la région de Ciudad Juarez, et qui n’ont jamais été résolus – il s’agit de plusieurs milliers de meurtres – s’est éteinte, d’elle-même semble-il…
Comme aux USA, la violence soulevée par la colonisation ne s’est apparemment jamais calmée. La défiance par rapport aux institutions et la vie privée, élevée au stade de religion, sont des freins mous à la régularisation des crimes et inégalités, des prétextes à la discriminations de pans entiers de la population. Cette violence est elle-même favorisée par le partage inégal et la préemption des richesses naturelles, et bien sûr par les trafics et les cartels qui organisent toute la vie du pays d’une manière sous-terraine. Heureusement, les armes ne sont pas en vente libre au Mexique, ce qui n’empêche pas ce pays de plonger dans les statistiques mondiales de morts par arme à feu.
Allant plus loin sur un autre terrain de la vie quotidienne, par exemple concernant la circulation, on pourrait croire à un manque notoire de civisme de la part des Mexicains : chacun sort de sa place de parking sans trop se soucier si le passage est libre, et souvent la loi du plus fort ou du plus gros véhicule prédomine en ville – raison pour laquelle les grosses 4X4 y ont tant de succès. C’est aussi dû au fait que les petites routes dans les quartiers résidentiels sont souvent parsemées de nids de poules énormes (appelés baches) ce qui rend le transport inconfortable. Pourtant, en parallèle de cette anarchie tout à fait réelle, existent des règles tacites que tous essaient de respecter. Ainsi dans un carrefour sans feux, la priorité est tournante et le véhicule de chaque voie s’engage successivement, ce qui se fait dans la fluidité, lentement mais sans les invectives et impatiences qu’on pourrait imaginer en France !
En ville toujours, du fait des lacunes des politiques publiques ou de l’évaporation des budgets, le ramassage des poubelles (sans tri des déchets) est assuré par la municipalité ainsi que la propreté urbaine, mais en partie seulement, les routes, car chaque habitant est tenu de nettoyer sa partie de trottoir sous peine d’amende. Mais de nombreuses zones urbaines ou périurbaines sont constellées de rebuts de toute sorte, dont beaucoup de sacs plastiques et des objets alimentaires en polystyrène : la préservation de l’environnement est au Mexique un argument très secondaire encore.
Cuidate, con cariño, querido, wey, abrazo, nos vemos…
Plus largement, s’il y a un trait particulièrement développé dans la société mexicaine, c’est le rôle de l’affectif. On retrouvera cette habitude culturelle dans toutes les sphères sociales, privées comme publiques, car c’est un liant essentiel de la société mexicaine. Ainsi, arrivant d’Europe, on peut être surpris par l’attention particulière que chaque interlocuteur mexicain vous accordera dans le moment présent, par sa la gentillesse, sa bonne disposition a priori à l’égard de l’autre, de l’inconnu. Jusqu’à cette formule pour prendre congé cuidate (fais attention à toi) et cette habitude de l’accolade pour se saluer.
D’un autre côté, ce besoin d’animer, de temporiser tout lien social avec la chaleur humaine, cette irrépressible envie de faire de chaque situation un test de sociabilité, de compréhension humaine et d’empathie, est parfois lourde, et clairement un frein à l’efficacité, l’objectivité et la pertinence de nombreuses entreprises.
Nouvelles conquêtes
Quel aspect prédomine aujourd’hui, des racines indiennes, de l’influence actuelle des USA, de l’impact de la colonisation espagnole ? Le Mexique est complètement partie prenante de la mondialisation, ne serait-ce que dans le patrimoine génétique de sa population, dans ses diverses expérimentations politiques, économiques et sociales depuis cinq siècles, également aujourd’hui avec tous les mécanismes qui le scellent à un capitalisme à la fois souple et aggressif, totalement intégré à une économie de marché désormais globalisée. Ce fonctionnement est-il réellement adapté à la société mexicaine dans toute sa diversité et dans ses besoins élémentaires, c’est une autre question !
Or, si le prestigieux passé précolombien est bien relégué aux musées et dans les sites archéologiques, mecques du tourisme international, il n’a pas pour autant complètement disparu des habitudes et des comportements.

Lever de soleil sur les quartiers résidentiels de Ciudad Juarez, avec au fond les Franklin Mountain et El Paso, à la frontière du Texas – OXXO en ligne de mire.
Je veux parler plutôt ici d’une forme de sagesse populaire diffuse, d’une tempérance comme on peut aussi la rencontrer dans d’autres cultures millénaires. D’un ancrage au sol, d’une écoute de soi et de ses envies qui dépasse l’individualisme ou le je-m’en-foutisme, certaines résistances au quotidien, une forme d’inertie, la possibilité de refuser (ou au moins de ne pas faire, ne pas suivre) sont peut-être à ranger de ce côté : la priorité donnée à soi avant les autres, avant l’injonction sociétale, les dictats de la modernité et de l’efficacité. Il faut savoir que quand un(e) Mexicain(e) pense NON/NO, même si ce n’est pas formulé, c’est plié !
Ce point de vue a l’avantage de réconcilier en surface pratiques individualistes et hédonistes de l’ensemble des sociétés capitalistes, avec l’intuition profonde, le respect de ses niveaux de conscience et sa propre présence au monde.
Florent Hugoniot
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RESSOURCES
Généralités :
http://www.oecdbetterlifeindex.org/fr/countries/mexique-fr/
http://regeneracion.mx/tendencias/estados-mas-felices-y-tristes-de-mexico/
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_IDH
http://www.oecdbetterlifeindex.org/fr/countries/mexique-fr/
Cómo las élites se perpetúan a través de la educación : http://www.eldiario.es/sociedad/elites-perpetuan-traves-educacion_0_444456326.html
La Malinche :
Féminicides :
http://www.idea.me/proyectos/35502/vivanlasmujeres
Puebla, Procurador dice feminicidios « resueltos », grupos de mujeres manipulan y exageran – Regeneración : http://regeneracion.mx/causas-justas/puebla-procurador-dice-feminicios-resueltos-mujeres-manipulan-y-exageran/
Journalisme au Mexique : https://blogs.mediapart.fr/clement-detry/blog/131216/etre-journaliste-et-etre-une-femme-dans-l-etat-de-veracruz-mexique
Un tableau sans complaisances d’une société riche et diverse. Malgré le risque inhérent à de tels portraits de pays de sombrer dans les généralités frisant les clichés, les caractéristiques soulignées s’imposent à tout observateur averti et les Mexicains eux-mêmes se retrouvent dans ces descriptions. Ce pays avance comme le proclame fièrement la propagande officielle (“mover a Mexico”, faire bouger le Mexique que l’on retrouve en logo des téléviseurs numériques distribués gratuitement), ce qui est admirable au vu de tous les freins et handicaps divers soulignés ici. Hélas tout le monde ne recueille pas les fruits de cette amélioration matérielle et la télévision met la population sous perfusion consumériste avec les séries télévisées (telenovelas) et les spectacles paillettes directement inspirés du puissant voisin (si près des USA et si loin de dieu).
Merci Boris pour cet ajout. La relation Mexique-USA sera l’objet de la troisième partie. Saludos de juarez ou la vie est chère avec des salaires mexicains, des prix et des services qui s’alignent sur le dollar… Qui augmente toujours plus