Je ?… Deux mots (et plus) – La parole retrouvée

Plutôt qu’une conclusion aux neuf articles déjà publiés sous la rubrique Flux du langage dans lapartmanquante, ce chapitre sera comme une ouverture, le franchissement d’un cap. Dans ce cycle, nous avons navigué dans un flot de paroles parfois impatientes et au gré des différents langages que l’entrée dans le troisième millénaire génère : SMS (textos) et tweets, slogans, communication et publicité, informations mainstream et alternatives, langage informatique et code HTML… Flux virtuels et mots courants se mêlent désormais dans des eaux pas toujours très claires, pour nous qui vivons ce grand bouleversement à l’aube du monde numérique.

Nous avons aussi abordé différents rivages, dans un grande Odyssée imagée que j’espère riche de sens pour les lecteurs : de la rétention des mots à leur libération, de l’uniformisation du langage à l’élaboration des nouvelles résistances, des stratégies commerciales de brouillage de la pensée à la recherche d’antidotes libertaires efficaces, de l’expression de soi à la dématérialisation de sa propre voix intérieure, de l’intimité au voyeurisme… Puis le retour au vide primordial et au silence intérieur, à l’écoute de soi, en passant par la reformulation de vérités essentielles et leur transmission : la parole des Anciens reste une référence fondamentale dans ce parcours, où poésia et logos sont primordiaux.

Saveur d’absolu, parfum d’intemporalité

Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, a découvert un secret intrinsèquement lié à sa prose magnifique : comment faire voyager le lecteur dans une forme d’intemporalité, le captiver dans la boucle d’un temps circulaire plutôt que linéaire. En auscultant au microscope le mécanisme de la mémoire et de l’imaginaire, en transgressant les règles de la narration classique pour nous entrainer au plus profond de l’intimité de la pensée et des projections, au point névralgique de la résurgence des souvenirs, dans le creuset où se fabrique une image mentale, un fantasme, un désir, Marcel Proust a fait plus qu’une belle démonstration du pouvoir des mots : il a enchanté, envouté, des milliers de lecteurs et lectrices !

Je n’ai pas ce talent, mais la confrontation des espaces privés et publics aura été un fil d’Ariane, dans ce grand voyage en plusieurs étapes. Il y en a d’autres, comme le rapport entre la fuite en avant dans les nouvelles technologies et la facture écologique, l’action militante et révolutionnaire face aux monopoles de l’argent… Une préoccupation humaniste sous-tend les différentes parties, en équilibre instable avec l’excitation que suscitent toutes ces innovations numériques et leurs applications. Nous vivons en ce moment ce que certains nomment une révolution anthropologique, aussi importante que l’invention de l’écriture… L’enjeu mérite qu’on s’y penche de plus près !!

Ce grand tour d’horizon – il est vrai ambitieux – ne pourra cependant jamais s’accomplir totalement. Parce que le thème du langage permet justement d’aborder TOUS les sujets, et nous fait glisser impercep-tiblement d’un champ à un autre. Il est le lien de toute nos activités, tous nos positionnements, toutes nos pensées. D’où son importance vitale et sa complexité, car oui la parole est un courant vivant ! Et son rôle est fondamental, elle peut réduire à l’extrême, mentir, oppresser ou au contraire éclaircir et libérer.

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Albert Camus

Lecteur, as-tu aussi participé de cette réflexion comme un voyageur entraîné dans l’aventure ? Certes cette analyse fut emprunte parfois de gravité, mais elle a cependant tenté de rester légère et de prendre du recul tout au long des différentes publications comme un effeuillage, un dévoilement progressif. Elle comporte certainement des redites (des convictions profondes !) mais diversifie les références. Elle est aussi largement illustrée par des documents collectés sur la Toile, des photographies personnelles qui, au même titre que les citations littéraires et poétiques, viennent donner un écho visuel.

Dire avec des images

La narration par les images est tout un art, c’est même le fondement du langage cinématographique. Ici, en accompagne- ment du texte, elle tente d’éviter la redondance, de contourner le mot-à-image, peut-on avoir envie de dire ! Cette deuxième forme de lecture permet d’engager l’esprit sur des chemins de traverse, à la marge du texte, et de faire se croiser différents plans, différentes sémantiques, de favoriser l’analogie et l’imaginaire. Et parfois aussi de dédramatiser notre regard sur les choses, d’adoucir certains partis pris, de faire des clins d’œil et d’ouvrir des fenêtres de respiration, tout en continuant à tresser le fil de la pensée. Cette compréhension parallèle, cette sympathie entre les signes et les images, paradoxalement en donnant à voir, aide à enlever/repositionner les masques, pour mieux s’immerger dans le texte.

Plonger à la recherche du bon mot

The River, Charles Sandison, installation au Musée du quai Branly, Paris

Plonger dans les remous de la formulation tout en sortant parfois la tête hors de l’eau, afin de suivre la construction de la pensée pendant l’acte d’écriture. L’écrivain (qui a aussi le rôle difficile du premier lecteur) est comme un pêcheur de perles, il ne sait pas exactement quel coquillage renferme la précieuse formule parfaite, ronde et lisse comme une nacre ; il doit pour cela récolter et ouvrir plusieurs coquillages disposés côte à côte dans les profondeurs marines. Et ensuite enfiler ses perles, constituer ses phrases, articuler ses paragraphes : une rivière de paroles choisies, afin de mettre en forme un collier, un tour de cou qui soulignera la gorge, le siège de l’éloquence et la source de la voix.

Il ne s’agit donc pas d’un itinéraire clos, qui fait retomber dans l’enfermement théorique et la paralysie du fatalisme, une forme d’autisme ou d’aphasie, qui pousse à reconnaître son petit nombril et la préoccupation de son moi comme seule bouée de sauvetage… Mais bien au contraire il s’agit de simplifier, ouvrir, traverser, faire le pont, un point, une percée, un cordon, via les tuyauteries technologiques sophistiqués ou des flux intuitifs impalpables. Faire une synthèse entre le spirituel et l’animal, la raison, le sensuel et le contemplatif, dans une urgence apaisée, une évidente nécessité.

Puisqu’elle est en perpétuelle reformulation, c’est une parole vivante, qui à sa manière suivrait la théorie de l’évolution des espèces de Darwin, dans une forme de vitalité sexuelle assumée, toujours tendue dans la dualité entre la reproduction/mimétisme et l’adaptation, elle avance vers l’inconnu, vers la divergence, dans la puissance et la surprise du changement. Une parole qui anime le corps et l’esprit.

Penser par soi-même, se connaître soi-même sont simplement les actes fondateurs de la philosophie, ils nous ouvrent à l’expérience intime et au delà aux autres, au cosmos. Les mots nous ouvrent à l’universel, à l’infini.

« L’Autre est en moi, parce que je suis moi. De même, le Je périt, dont l’Autre est absent. » Edouard Glissant

Zoo Project, Printemps arabe à Tunis

Passer à travers son propre reflet, de l’autre côté du miroir, se libérer, s’adapter et rencontrer d’autres résonances. Il s’agit  ici de rejoindre « la voie du milieu », celle indispensable à la pratique du Zen et du Tao pour se réconcilier avec l’altérité, sa propre complexité. Suivre la voie intérieure mais aussi savoir aller à la rencontre d’autres discours, d’autres proses, d’autres musicalités, qui participent au final des mêmes préoccupations, des mêmes interrogations, de la même discussion autour d’un absolu, un cosmos où chaque étoile chante la symphonie de l’universel. Se mettre à l’écoute des voix qui sont positivement en phase, en harmonie avec sa propre tonalité, des voix qui nous aident au final à nous unir, à composer un chant d’amour. Peut-être même, pourquoi pas, atteindre à une connivence supérieure, une compréhension universelle, une forme heureuse et naturelle d’Esperanto, connaître l’état de cryptophasie, vivre des retrouvailles à la fois spirituelles et charnelles, une communion des sensibilités, une confluence des différents chemins de la pensée… (cryptophasie est un terme employé pour décrire un langage développé par deux ou un très petit nombre de personnes : en particulier les jumeaux et parfois les couples fusionnels). Parler la même langue universelle comme avant la dispersion à Babel, dans l’Ancien Testament…

C’est aujourd’hui possible avec le langage informatique, mais sous une forme extrêmement réductrice – peut-être parce que juste balbutiante, encore en élaboration ? Pour le meilleur et pour le pire, toutes les hypothèses restent possibles concernant le développement exponentiel des réseaux numériques, tels le web… Il est vital en tout cas de favoriser la réflexion et la rencontre avec l’autre, de faciliter le dialogue des peuples. C’est une ouverture faite de mots qui s’envolent, se croisent, s’échangent et s’assemblent. Afin de laisser les liens se créer d’eux-même, de dénouer et de relier encore ce thème de la parole, je laisserai de plus en plus la place aux mots, aux voix d’autres écrivains, penseurs, poètes, artistes.

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Articuler une résistance

La parole doit faire corps avec nous-même, revenir à son lieu de naissance, l’être humain physique et et bien réel, redevenir un outils d’élaboration, être à nouveau le ciment du corps social. Voici un extrait d’un interview passionnante d’Annie Le Brun par Frédéric Poletti, dans Philosophie Magazine N°26, février 2009 :

« La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? demandait André Breton en 1924. Comment retrouver ce pouvoir aujourd’hui ?

Si l’énoncé d’André Breton est juste, alors, nous sommes en grand danger, à constater comment, après nous avoir anesthésié avec sigles et formules ritualisées (« devoir de mémoire », « travail de deuil », « esprit citoyen », « développement durable », « principe de précaution »…), le langage semble aujourd’hui se développer en continuel déni de la réalité, dont la principale fonction est d’évoquer ce qui n’existe plus ou même ce qui n’existe pas – « aire de repos », « bureaux paysagers », mais aussi « bombe propre », « instrumentalisation légale », « frappes chirurgicales »… Jusqu’à la vogue du mot « espace » dont on affuble les réduits : « espace liberté », « espace santé », « espace loisir », « espace beauté », inséré dans les non-lieux – aéroports, stations services, parkings, etc. – que cette société industrielle fait partout proliférer. Ainsi ai-je parlé d’un langage de synthèse qui ne renvoie pas plus aux choses qu’aux êtres.

Rodchenko, affiche de propagande communiste, école de graphisme polonaise

Et il ne faut pas s’étonner de la tendance grandissante à rendre compte des attitudes et des sentiments au moyen d’un vocabulaire pseudo-scientifique, jouant sur une intimidation à la technicité, qui dénie ce qui nous reste de singularité. Ainsi, l’utilisation psychologique de termes comme « motivation », « gérer », « valoriser » ou encore « négocier » a pour effet de dévaloriser toute approche sensible. Un langage managérial est en train de se substituer au langage de l’intériorité. C’est en cela qu’il y a retournement du langage, au sens policier du terme, puisqu’il vise à nous désinformer sur nous-mêmes, en nous désapprenant à ressentir pour mieux nous désapprendre à discerner.

Alors que nous reste-t-il pour résister à cette emprise du rationnel ? La poésie ? Le merveilleux ?

Seule la révolte est garante de la cohérence passionnelle que chacun est aujourd’hui sommé d’abandonner pour faire allégeance à ce monde se servitude volontaire. Et nous sommes particulièrement démunis pour y résister. Mais le langage, aussi malmené soit-il, reste une arme que chacun peut se réapproprier, ici et maintenant. A travers lui, il est possible de reprendre à ce monde une part de ce dont il nous dépouille jour après jour. Un peu comme les anarchistes au début du XXème siècle pratiquaient la reprise individuelle, saisissant chaque occasion pour reprendre à la société une part de ce dont elle les avait spoliés. Car le langage est un étrange trésor qui n’appartient à personne, mais dont tout le monde peut s’enrichir – et que chacun est à même s’enrichir. Rappelons-nous l’apologue Zen que Breton citait en 1948 :

« Une libellule rouge – arrachez-lui les ailes – un piment, dit l’élève. Un piment – mettez-lui des ailes – une libellule rouge, dit le maître. »

Alors que l’élève mutile tout simplement la libellule pour tenter de la faire ressembler très approximativement à un piment, le maître, lui, en ne détruisant rien, en considérant seulement un piment très réel mais en lui ajoutant de ailes qui n’existent pas, invente une libellule qu’on n’a jamais vue. C’est cela, le merveilleux, et c’est là toute la différence entre les poètes et les faux artistes, les uns transfigurant le monde, en lui ajoutant le peu, le très peu qui le change, les autres n’hésitant jamais à trafiquer la réalité afin d’imposer leur impuissance en marque de puissance. « Il était une fois », dit le conte. Il dépend de chacun que cette fois soit encore. Le propre du merveilleux est de surgir quand on s’y attend le moins. Mais il faut le vouloir. C’est peut-être notre dernière chance, mais elle est immense. Car si la servitude est contagieuse, la liberté l’est plus encore. »

Annie Le Brun, Frédéric Poletti

Recomposer les mots grâce à leur rythmique, leur swing

Oui la parole est bien vivante, et c’est du côté du rap et du slam qu’il faut tendre l’oreille pour entendre comment la parole est portée, comment la voix forge les mots, les fond, les soude et les recompose dans la grande forge musicale, un feu d’artifice de rimes et de prose au service d’un message personnel ou d’un constat social, de la dénonciation des lâchetés du quotidien, retrouver la force malgré les désillusions du vécu. Voilà le partage d’une expérience humaine chaque fois unique, parfois magnifique, et qui tend à l’universel.

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Aller à la rencontre des vrais résistants à la banalisation du langage, ceux qui déchirent d’une phrase l’emballage commercial savamment élaboré de certaine expressions, se réapproprient le bien commun, l’héritage public qu’est le langage. Ils plongent dans l’absurdité et le néant toutes les embrouilles alambiquées de notre société postmoderne creuse, font de l’ombre aux personnalités politiques et à leur enfumage médiatique. Voir et entendre dans les parcs, dans les concerts et les défis la pratique d’une langue aiguisée, d’un parler vrai qui réveille et vivifie. Ce sont les vrais pourfendeurs de la langue de bois qui endort jour après jour des millions de téléspectateurs et d’auditeurs…. Il faut écouter les nouveaux orfèvres des mots, ces acrobates du parler crû que sont les slameurs.

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Concours de slam, le verbe réactif !

Pour la sphère francophone – on a tendance à oublier la richesse et l’inventivité des pratiques du français en dehors de l’Hexagone, en Afrique, aux Antilles, en Belgique et au Canada…  Ainsi le gagnant de la coupe du monde de slam, organisée à Paris à la Maroquinerie le 4 juin 2011 était le canadien David Goudreault,  » Poëte de l’oralité » comme il se définit lui-même sur son site. Le Slam surfe sur les conventions du langage, slalome entre les consensus mous, se joue des platitudes et, comme la poésie, redonne du volume, de l’ampleur et tout son sens aux mots. Il permet à la langue de reprendre pied, de s’amarrer sur des sujets fort, souvent sensibles, tabous, pour nous emmener loin au delà des océans imaginaires et des mirages du réel.

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Entendre la musique des sphères

Selon Iannis Xenakis, le corps humain a une réelle affinité proximité avec la musique, un lien direct et primordial. Car le corps est avant tout rythmes et vibrations (battements, respiration, circulation, énergies, déplacement). Le corps a une intime et immédiate compréhension du son, il ressent plus intensément les ondes sonores car il est une chambre d’écho, une peau tendue – comme une percussion, un tympan – une sorte de grande oreille des pieds à la tête. Dans la liturgie orthodoxe, où les chants sacrés sont tellement importants et présents, et dans un retournement mystique, la misère humaine s’est faite Dieu (c’est à dire musique et chant) de la même manière que Dieu s’était fait homme. La musique comme la parole sont une transcendance, une sublimation de l’être humain.

« La musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. »

Marcel Proust, La Prisonnière

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Cet article fait partie d’un cycle sur le langage. Vous pouvez retrouver tous les articles dans la rubrique Flux du langage

Florent Hugoniot

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3 commentaires pour Je ?… Deux mots (et plus) – La parole retrouvée

  1. Dominique Larré dit :

    J’ai trouvé les beaux textes ci-dessus en cherchant « Xenakis » et « Charles Sandison » ensemble. Quels noms faudrait-il ajouter pour remonter plus loin dans le passé ?

    Dominique Larré, 30.11.2013

    • Bonjour, vous évoquez les citations ci-dessus, comme celle de Proust ? Une autre, de Saint-Exupéry dans le Petit Prince (sa rencontre avec le renard) me plaît beaucoup :  » Le langage est source de malentendu », Ou encore la plus célèbre :  » On ne voit bien qu’avec le cœur. »
      Je ne sais pas si j’ai bien répondu à votre question.. Je vous souhaite une bonne journée !

  2. Une vidéo intéressante avec un extrait de conférence de Bernard Victorri, directeur de recherches au CNRS, spécialiste de linguistique sur l’apparition du langage humain : http://www.lemonde.fr/sciences/video/2014/11/15/pourquoi-le-langage-est-il-si-complexe_4524251_1650684.html

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