La grande rétrospective de Gerhard Richter, intitulée Panorama et conçue à l’occasion de ses 80 ans, vient d’ouvrir ses portes au public, cette semaine à Paris (jusqu’au 26 septembre 2012). Exposition itinérante organisée conjointement par la Tate Modern de Londres, la Neue National Galerie de Berlin et le Centre Pompidou, elle termine admirablement son voyage dans l’écrin de verre et de métal conçu par Renzo Piano et Richard Rodgers en 1970. Dans chacun des trois musées, la présentation fut différente ; n’ayant vu que l’exposition parisienne, ce qui est déjà une chance et une belle découverte, je parlerai donc de celle-là. Pour plus d’une raison, peinture, sculpture et architecture y entrent vraiment en résonance, ne serait-ce que grâce à l’accrochage lumineux de Camille Morineau, commissaire de l’exposition.
Une œuvre protéiforme, en constante réinvention
L’œuvre de Gerhard Richter rassemble à elle-seule toutes ces disciplines, en y ajoutant même – et principalement – la photographie comme source d’inspiration. Riche, protéiforme, en constante évolution, avec des ruptures et de brusques va et vient, des confrontations entre technique picturale classique (on pense à Vermeer, aux romantiques allemands) et abstraction lyrique, immersion dans la matière allant jusqu’à la disparition du sujet et du représenté. Dans ses sculptures transparentes en verre ou en miroir, les jeux de reflets y installent définitivement le spectateur dans l’œuvre, après l’avoir laissé au bord du vertige, face aux huiles sur toile de différents formats et de différentes factures. Ce rapport entre la photographie, la peinture et l’espace est fascinant. Gerhard Richter a commencé à peindre ses premières toiles figuratives à partir de photos récoltées ou qu’il a ensuite lui-même fait. Une sorte de sublimation s’effectue sous nos yeux par le mélange des genres. Ensuite dans son travail, dans ses thèmes, dans sa manière de les présenter, l’artiste questionne
directement notre regard sur l’art, mais aussi sur la réalité et sur le monde, grâce à tout ce qu’on peut voir dans le cadre d’une exposition : les œuvres bien sûr, mais aussi l’accrochage, et particulièrement ici à Beaubourg, l’architecture du lieu, jusqu’au flux des visiteurs, en passant par les échappées sur l’horizon parisien. La notion de paysage (réel, imaginaire), l’histoire, les rapports intime/public, technique/émotion, la question de la neutralité et du positionnement donnent une multitude d’axe de réflexion et d’émerveillement… Gerhard Richter expérimente même, avec l’arrivée de l’image numérique, de nouveaux développements pour la peinture qui happent littéralement le spectateur ! C’est donc à une odyssée riche en rebondissements, à un véritable ravissement auquel cette exposition nous convie (ci dessus, deux tableaux de la série Esquisse, 1991, qui illustrent bien les fréquents passages du figuratif à l’abstrait).
Difficile de traiter de cette œuvre dans son ensemble et dans sa singularité donc. Je renvoie au site du Centre Pompidou pour avoir une bonne approche de son travail ; on y trouvera un extrait d’interview (chose rare) de l’artiste par Nicholas Serota, Directeur à la Tate Modern, à Londres au printemps 2011. Ainsi qu’un dossier de presse, plus complet et très intéressant, à télécharger en PDF tout en bas de page.
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Plonger dans la mise en abîme
Je présente dans le diaporama ci-dessus un aperçu tout personnel de l’exposition, avec une série de photographies explorant franchement les émargements que Gerhard Richter invite assez logiquement à explorer. Je me suis donc amusé à faire une série de clichés avec mon Iphone (exceptionnellement ici, on peu pratiquement photographier toutes les œuvres) qui donnent toute la place au rapport des visiteurs face à l’art. Que voit-on VRAIMENT devant une toile, une sculpture, qu’en garde-t-on une fois sorti de l’exposition ? Précisément ici, une forme de vibration charnelle (en phase avec les différentes longueurs d’onde de la couleur, la vitesse de la lumière), une stimulation intellectuelle face à la mise en perspective de différentes pratiques artistiques dans le but, non pas de rendre le monde plus opaque ou transparent, plus neutre et banal, mais plus profond, plus intense, plus sensuel, et donc plus émouvant. Cette mise en abîme vertigineuse renoue aussi avec le courant de la pensée romantique…
Certaines photos sont floues ? C’est un effet artistique qui répond au floutage de nombreux portraits exposés, et qui veut avant tout rendre une impression d’ensemble. Je vous invite à aller voir de visu l’exposition, car rien ne vaut la fréquentation des œuvres (réelles pour le coup) ; une reproduction dans le meilleur des catalogues n’arrivera jamais à en rendre la vibration. Les effets de diffraction rendus par les reflets des sculptures en verre s’expérimentent également en live :
Miroirs, verres, jeux de dédoublement et surfaces de réflexion forment aujourd’hui rétrospectivement les séries les plus originales de l’œuvre de Richter, d’un étonnante diversité et surtout, essentielles à sa compréhension. Comme l’artiste le suggère à de nombreuses reprises :
« C’est la seule image dont l’aspect change constamment. Et peut-être l’indice qui montre que chaque image est un miroir. »
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Un regard photographique
Gerhard Richter est un des artistes contemporains les mieux cotés de son vivant ; les prix de ses toiles atteignent des sommets dans les galeries telle que la Galerie Marian Goodman, qui l’a exposé à Paris en 2011. Sa notoriété doit pourtant plus à son art qu’à la spéculation artistique, contrairement à d’autres stars des salles de ventes. Il suffit de suivre le parcours de l’exposition Panorama au Centre Pompidou pour s’en convaincre. De ses toutes premières toiles, il ne reste rien puisque Gerhard Richter a tout détruit, pour s’intéresser à une représentation de la réalité la plus « neutre » possible, en passant par le filtre de la photographie, alors banalisée par la presse. Dans les années 60, il reproduit en grand format des images, des photos récoltées, des coupures de journaux avec parfois quelques extraits de texte, qu’il réécrit méticuleusement à la peinture. La plupart du temps en noir, blanc et nuances de gris, ses Photos-peintures se distancient à la fois de la réalité et de la capture photographique par une touche « flou lissé » qui leur donnent toute leur étrangeté. Cette forme d’intemporalité vague qu’il maîtrise parfaitement, lui permet d’aborder des sujets très sensibles du passé ou de l’actualité, comme la période nazie de l’Allemagne (des portraits de famille) l’anthropologie et le racisme (on pense aux photos de sa compatriote Leni Riefenstahl sur les Noubas de Kau) ou plus récemment le massacre en prison des membres des brigades rouges (Le 18 octobre 1977).
« Reproduire une photo me semblait être la chose la plus antiartistique que l’on puisse faire. » Gerhard Richter
Un dialogue permanent avec d’autres artistes
Pour répondre à Marcel Duchamp, suite à une rétrospective en 1965 de celui qui a bouleversé l’art (et le regard) dans les années 1910 avec ses ready-made et « la fin de la peinture », Gerhard Richter affirme que l’aventure picturale n’est pas terminée, même encore aujourd’hui au XXIème siècle. En citation au Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp (1913), il peint en 1966 Ema (Nu sur un escalier) d’après une photographie qu’il a lui-même fait de sa femme, avec un rendu sensuel et chatoyant. Il fait un autre pied-de-nez, avec ses grandes sculptures en verre, commencées dans les années 60 puis reprises dans les années 2000, qui sont autant de réponses au Grand Verre de Duchamp.
On peu aussi citer Constantin Brancusi, avec ses sculptures aux volumes géométriques dont certaines, polies comme des miroirs, reflètent les spectateurs et de tout l’environnement, une même préoccupation de jouer les passeurs entre intérieur/extérieur, de pousser les frontières artistiques toujours un peu plus loin.
Et puis encore toute la tradition figurative classique, qui est pour Gerhard Richter comme un garde fou, un ancrage rassurant et stimulant. En même temps qu’il reproduit pour lui des chefs-d’œuvre, il revisite la peinture classique et romantique par des références à Ingres, Vermeer, Poussin, Kaspar Friedrich :
« Je me considère comme l’héritier d’une immense, fantastique et féconde culture de la peinture que nous avons perdue, mais à laquelle nous sommes redevables ».
Une vision cinématographique
Davantage que sa relation à la photographie, j’aimerai rapprocher l’œuvre de Gerhard Richter en général, à une vision cinématographique. Premièrement parce que son parcours artistique est un vrai scénario, comme le montre bien la succession chronologique des salles d’expo, avec leurs thématiques propres. Il y a une première rupture initiale radicale (le refus du courant abstrait dominant avec les Photos-peintures, pour y revenir d’une manière lyrique, voire criante, dix ans plus tard) suivie d’autres encore, qui sont autant d’épisodes différents qui construisent une même et unique histoire personnelle, et à la fois une relecture très pertinente de l’art contemporain. Il y met également en scène ses proches, sa femme, ses enfants, tandis qu’il sort de leur contexte des évènements historiques, pour les intégrer dans son travail, les dé-dramatiser en leur donnant une autre dimension. De la même manière, directement, par des effets de zoom puissant, il recadre des toiles de maître (Annonciation d’après Titien) et leur donne une nouvelle direction. La citation aux anciens est toujours présente, qui constitue un trait d’union narratif entre les courants artistiques passés, présents et à venir.
Mais plus que cette mise en perspective historique, c’est avant tout le regard expérimental, éclaireur, aiguisé, que Gerhard Richter a développé tout au long de son œuvre, qui se donne à voir au Centre Pompidou comme une fabuleuse quête philosophique en même temps qu’une aventure artistique unique. J’ajouterai spectaculaire et filmique, par des effets de changement de cadre et d’échelle, de profondeur de champs, de flou (figuratif) et de netteté parfois tranchante (abstrait), grâce aux renvois, aux transitions et aux oppositions dans toute son œuvre. Il y a même un jeu de champ/contre-champ qui s’établit dans la salle conique centrale, en forme de champ de vision, avec le grand miroir (Miroir, 1981) et les reflets des verres (11 panneaux, 2004).
Ceux-ci invitent le spectateur à devenir acteur du processus artistique, non pas dans sa conception et sa réalisation – qui appartient d’une manière univoque à l’artiste et au passé – mais dans l’actualité présente du lieu d’exposition, dans une forme de recréation par le regard. Cette théorie fut développée par Marcel Duchamp, encore lui ; c’est avant tout l’œil et la réflexion du spectateur qui fait l’œuvre d’art. Ici, même un simple urinoir inversé peut servir de support spéculatif. A chacun de se faire son cinéma en quelque sorte… Mais je dirai qu’entre Duchamp et Richter, il y a juste une autre manière de diriger. Deux univers différents se développent dans le temps et dans l’espace ; le premier s’adressant avant tout à l’esprit, le second en priorité aux sens.
Et le cinéma se retrouve aussi dans le thème du changement, des variations, que Gerhard Richter a beaucoup développé, avec notamment ses Marines et les Nuages de la série Atmosphère, dont on peut voir trois magnifiques grandes toiles.
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Panoramas
« Le Centre Pompidou présente un accrochage thématique autour d’une salle centrale évoquant la forme du panorama. Inventé à la fin du 18e siècle, le panorama devient une attraction populaire au 19e. Dans une vaste pièce plongée dans la pénombre est installée une peinture courbe : les visiteurs y accèdent par une plateforme d’où ils se sentent environnés par l’image – le plus souvent un paysage urbain ou une scène de bataille. Les extrémités hautes et basses de la peinture et les sources lumineuses occultées nourrissent l’illusion que ce paysage est vraiment « là ». Cette structure courbe, organisée autour d’un promontoire central, inspire le parti pris architectural de l’exposition du Centre Pompidou : une salle triangulaire s’ouvre sur neuf salles et autant de thèmes présentés par ordre chronologique. Géographique, ce « promontoire » est aussi historique : la présence dans la salle centrale de monochromes gris et de panneaux de verre rappelle la première exposition de Richter au Centre Pompidou, l’année de son inauguration en 1977.
Enfin, cette salle, métaphorique du « Panorama » parisien, évoque la représentation schématique de l’angle de vision de l’œil. Les œuvres rassemblées interrogent en effet toutes radicalement, avec constance et acuité depuis les années 1960, le processus de la vision. Le panorama apparaît aussi comme l’ancêtre du cinéma qui le détrôna au début du 20e siècle. Avant que les images ne puissent défiler sur l’écran, le regard des visiteurs file sur le tableau panoramique déployé. Avec l’évolution des appareils au 20e siècle, les photographies se mettent au format du tableau, avec des prises de vues effectuées à l’aide d’objectifs grand angulaire. L’apparition, puis la généralisation de la pellicule couleur font de la photographie et du cinéma deux médiums majeurs de la culture visuelle. La peinture ne peut les ignorer ; elle est contrainte de s’y mesurer. »
Camille Morineau, conservateur au Musée National d’Art Moderne, commissaire de l’exposition
De la classification systématique à l’infini numérique
Gerhard Richter, dans sa recherche sur le processus de la vision, est même allé jusqu’à reproduire des gammes de couleurs industrielles, une provocation artistique sous la forme d’échantillons géants, rectangulaires, avec la série des Nuanciers (ci-dessus en introduction de la vidéo du Centre Pompidou). Cette première confrontation radicale avec l’automatisation et la classification scientifique, débarrassée de tout affect, s’est prolongée dans ses dernières œuvres, pour lesquelles il a fait appel à la technologie numérique. Avec Strip, en 2011, le spectateur plonge son regard dans un univers visuel sans limite, qui se tend entre infiniment petit et infiniment grand. « Le point de départ est une peinture abstraite, réalisée par l’artiste en 1990 et exposée dans Panorama en salle 5. Aidé d’un logiciel informatique, il a divisé verticalement cette œuvre, d’abord en 2, puis en 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256, 512, 2048 et 4096. ce processus a conduit à la création de 8 190 bandes, dont la longueur correspond à la hauteur de la peinture de référence. » (album de l’exposition). Pour vous amuser, agrandissez ce détail de Strip ci-dessous, en zoomant progressivement : de nouvelles lignes, de nouvelles couleurs apparaitront, comme surgis d’une ligne d’horizon virtuelle.
Une expérience à faire en vrai, qui ne manquera pas de vous laisser perplexe ! Panorama est ouverte pendant trois mois, jusqu’au 26 septembre 2012. Si vous passez ou si vous vivez à Paris, courez-y sans vous retourner !
Florent Hugoniot
Superbe, la première photo. C’est grâce à elle que je vois enfin le parti que l’on peut tirer de ces « Six panneaux verticaux » !