
Vitrine d’un magasin de minéraux, coquillages, animaux empaillés et curiosités naturelles, Anvers, Pas-bas, 2011
La parole est, selon la théorie classique de l’évolution des espèces, ce qui différencie les humains des animaux. Même si depuis le XIXème siècle, bien des études ont prouvé que beaucoup d’animaux savent très bien correspondre entre eux à base de sons, chants, cris, crissements, feulement, etc. comme les oiseaux, certains insectes et certains mammifères, ou avec des ultrasons, comme les dauphins. Le chant des baleines reste encore bien mystérieux, mais l’homme n’est certainement plus la seule espèce vivante à jouir d’une forme de langage, certes sophistiquée, mais pas toujours utilisé à bon escient. Divinisée, elle est passée de l’autel au divan. Occultée ou vibrante, vivante, la parole anime notre moi le plus profond et trouve un écho dans tant de disciplines artistiques.
Logos : parole, discours
Non, ce qui le différencie des autres animaux est le fait que des civilisations aient donné au langage, à un moment de leur histoire, un caractère sacré. Le verbe serait un don des dieux et véhiculerait les lois qui régissent le cosmos comme les société humaines. Don du Dieu judéo-chrétien ou du serpent tentateur, qui permet de formuler et représenter le réel ?… Dans la Bible, la Genèse ne dit pas comment Adam a acquit le langage, à priori « naturellement » dans le projet divin de son élaboration, avec le souffle comme point d’orgue. C’est à Adam qu’échoit le rôle de nommer les plantes et les animaux du jardin d’Éden. Et c’est à Babel que cette langue des origines sera dispersée en autant de vocables que de peuples sur Terre, afin de faire taire le désir de puissance, la volonté des hommes d’égaler leur créateur. Le logos est bien la parole omnisciente du Dieu au nom imprononçable en hébreu, qui parfois se manifeste dans le rêves des prophètes (Jacob et l’échelle céleste, Mohammed et l’ange Gabriel) ou directement, comme à Moïse sur le Mont Horeb : Yahvé lui enjoint – une voix traversant le fameux buisson ardent qui ne se consume pas – d’aller délivrer le peuple juif en Égypte. C’est encore cette parole que le même prophète apportera à son peuple, gravé sur les Tables de la Loi. Elle se matérialise sous forme de flammèches, des langues de feu qui symbolisent la parole divine apportée par l’Esprit Saint, posée sur la tête des apôtres de Jésus, le jour de la Pentecôte. Le simple croyant devra comprendre, lui, que les règles de vie, la morale, les pratiques religieuses sont définies et transmises par la parole des prêtres et de l’institution sacrée, et qu’il doit les respecter…
« Logos, dérive du grec λόγος, lógos « parole, discours » et désigne le discours (textuel ou parlé). Par extension, logos désigne également la « rationalité » (l’intelligence), conséquente à la capacité à utiliser une langue (γλῶσσα, γλῶττα – glossà ou glottà -« langue ») et en même temps il évoque l’exercice de cette intelligence. Le Logos est à la fois verbe et action, souffle et connaissance. Il suggère l’esprit et le corps. » Wikipedia
Logos est un terme couramment utilisé en philosophie, en rhétorique, en théologie chrétienne, et en psychologie. Chez les Grecs anciens, la Pythie de Delphes était le porte-parole du dieu Apollon, elle répondait, dans un état de transe provoqué par des émanations sulfurées venant du creux de la terre (Delphes était alors considérée comme le nombril du monde par les Grecs) aux questions qui lui était adressées. Alors que la sibylle antique parle à la première personne et revendique l’originalité de sa prophétie et le caractère indépendant de ses réponses.
Quoi, le Verbe ?…
le Verbe, sacralisé dans les trois religions judaïque, chrétienne et islamique, a trouvé son meilleur réceptacle dans un livre sacré lui aussi (Bible, Coran), raison pour laquelle ces trois grandes religions monothéistes ont été appelées les religions du Livre. Mais le Livre des morts égyptien sous forme de rouleaux de papyrus ou gravé dans les temples de Thèbes, les codex précolombiens du Mexique dessinés sur la fibre de cactus ou encore le Bardo Thödol (Livre des morts et des réincarnations tibétain) avec ses mandalas peints, ont aussi ce même statut divin et intemporel.
« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » (Jean 1:1)
On voit bien ici combien la parole est un sujet vaste, infini, sacré. Mais aussi comment elle tisse le fil de tous nos discours, du plus trivial au plus sacré. C’est donc elle qui nous fait tenir debout et exister en tant qu’être-au-monde. La narration intérieure ou le dialogue avec l’autre se fabrique avec des mots. Parler, c’est renaître constamment au présent. Malgré l’avancée dans l’ére numérique et l’emprise du virtuel, le livre reste encore un objet symbole afin de pérenniser les mots. Mais la dématérialisation des écrits, devenus des fichiers numériques virtuels qui s’affichent uniquement sur nos écrans, sur commande et avec la necessité de l’énergie électrique, entraîne forcément une remise en question de nos pratiques, un chamboulement touchant à la racine même de nos cultures. Et si dans un Big Bug, tous les fichiers web stockés sur des serveurs venaient à disparaître ?…
La transmission à mots comptés
Les loges maçonniques ont fait également de la parole un instrument sacré, en se réclamant des préceptes fondamentaux de la Chrétienté et en s’accordant une relecture, qui selon eux est un retour aux sources du verbe.
« Dans l’évangile de Jean, le Logos constitue le début de toute chose, et par conséquent de l’idée de Dieu. La Bible d’Ostie donne pour traduction le Verbe. Pour les Espagnols et les Italiens c’est la Parole (Palabra, Parola), pour les Anglais et les Allemands c’est le Mot (Word, Wort).
Il est à noter que l’évangile de Jean fut écrit en Grèce (île de Patmos) plus d’un demi millénaire après Anaxagore qui avait évoqué le Nous (νοῦς), l’esprit, qui dit que l’univers (perçu) est le fruit de l’intelligence, puis Socrate qui voyait (dit-on) un univers créé par soi-même, donc par l’esprit.
Donc le Christ est Logos, mais sans doute pas tout à fait dans le même sens que celui de la Genèse, il faut sans doute lire ce verbe là comme une expression croisée de la sagesse sapientielle (Proverbe, Sagesse, Sirracide) et du judaïsme hellénistique : en tant que fils de l’Éternel, le Christ est l’expression parfaite de l’image du Père. Il en est la manifestation parmi les hommes. »
ledifice.net (maçonnique)
Retrouver la parole, une initiation ?
« Pour Saint-Jean, comme pour Lacan, c’est « La Parole » qui est fondatrice du sujet…mais elle a été perdue dès l’origine.
Parce qu’elle développe une démarche progressive de construction de soi, la franc-maçonnerie propose à l’homme moderne une méthode de questionnement sur le sens et la portée de cette parole perdue.
Retrouver la Parole, c’est-à-dire la vérité de soi, tel est le but de l’initiation maçonnique.
Retrouver la parole analyse les trois facettes du contenu de « l’enseignement » maçonnique, tel qu’il est articulé tout au long du cheminement initiatique, au travers du rituel : existe-t-il un discours maçonnique ? Qu’est-ce que l’ésotérisme ? Qu’est-ce que la tradition pour les Francs-maçons ?
Destiné aux Maîtres, cet essai , de haute portée philosophique, est un ouvrage fondamental pour maîtriser les concepts de ce grade qui fait de l’adepte un franc-maçon accompli. »
Pierrick l’Hyver, Éditions Vega (Franc-Maçonnerie)
Paroles couchées sur le divan : la psychanalyse
Parallèlement, la psychanalyse a accordé à la parole ce rôle salvateur et libératoire. Mais aussi la littérature, avec par exemple l’écriture automatique chez les surréalistes, ou encore les cut-up de W. Burrough et des écrivains de la Beat Génération : cette volonté pour dépasser les conventions, les interdits et les tabous, la sédimentation des académismes, repousser plus loin les frontières de l’expérimentation et de la création artistique, aller à l’aventure dans notre jungle profonde des non-dits, reformuler la compréhension de l’être humain, si mystérieux sujet d’étude…
« L’inconscient est structuré comme un langage » Jacques Lacan
« Élève et analysant de Jacques Lacan, Charles Melman affirme dans un ouvrage de témoignages : « En premier lieu, il s’est agi pour Lacan de souligner ce que Freud n’a pas pu ou n’a pas osé faire, à savoir montrer combien le langage est ce qui ordonne notre rapport au monde aussi bien qu’à nous-mêmes. »
La pensée de Lacan pourrait être définie comme une théorie structurale du désir et du langage langage. Théorie du désir, parce que l’essence de l’être humain est le désir pour le lecteur de Spinoza que sera Lacan toute sa vie. Théorie du langage, parce que c’est par celui-ci que l’on a accès à l’inconscient. Théorie structurale, car le langage répond à des logiques internes que les recherches linguistiques du XXe siècle ont réussi à subsumer sous le terme de structure. Or, la structure, pour Lacan, est à la fois ce qui produit et ce qui est la réalité de l’inconscient. En effet, l’inconscient n’est pas un stock de non-conscient, il correspond à un ensemble de processus actifs.
Ainsi, lorsque Lacan avance la théorie des trois ordres (Réel, Symbolique, Imaginaire), il le fait en s’appuyant sur ses réflexions concernant la nature, non du langage en général, mais de l’humain, l’être parlant (qu’il surnommera le parlêtre). Le fait d’apprendre le langage nous coupe en quelque sorte du monde : ainsi naît le Réel, ce qui ne peut être nommé, ce qui ne relève pas du langage. Le langage dans lequel nous naissons contient des valeurs, il organise le monde dans lequel nous vivrons avant même que nous soyons nés, cette dimension organisatrice et de distribution de la valeur, Lacan l’appelle le symbolique. Quant à l’imaginaire, il désigne la manière dont le sujet se perçoit par le truchement des autres et du langage dans lequel il se trouve. » Wikipedia
Un petit clin d’œil en passant à Lacan de la part manquante, puisque c’est lui qui, sous ce terme, a développé tout un concept très personnel de « forclusion du nom du père », à découvrir bientôt dans ces colonnes… Ci-dessus, une lithographie d’Henri Michaux, qui a travaillé également sur l’inconscient et son langage, en retranscrivant ses expériences hallucinogènes (LSD, mescaline) par des dessins à l’encre, en inventant une écriture calligraphique impulsive, intrigante voire ésotérique, qui reste cependant extrêmement séduisante et vivante.
La parole est au féminin
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« C’est parce qu’il y a vraiment une femme à l’intérieur. Et cette femme, son corps est en gloire, il jouit de lui-même depuis des siècles et des siècles, d’une jouissance absolue, qui ne cerne ni les hommes ni les dieux, mais la parole, cette étrange féminité immémoriale qu’il y a dans la parole, et qui vibre encore, ce soir, quand il n’y a plus rien. »
Cercle, Yannick Haennel
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Une orange sur la table
Ta robe sur le tapis
Et toi dans mon lit
Doux présent du présent
Fraîcheur de la nuit
Chaleur de ma vie.
Paroles, Jacques Prévert
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Florent Hugoniot ©Photo
Cet article fait partie d’un cycle sur le langage. Vous pouvez retrouver tous les articles dans la rubrique Flux du langage
Florent Hugoniot
La parole n’est rien sans l’écoute