En arrivant à Tenejapa, on s’attendait à voir une manifestation spectaculaire, des défilés costumés hauts en couleur, de la musique qui enflamme les foules… Mais ce petit village situé à 20mn en voiture de San Cristobal de las Casas était bien tranquille en ce milieu de journée. Sur la place du village ecrasée de soleil, les quelques musiciens disséminés, buvant et discutant, indiquaient que la fête était déjà finie et que nous avions loupé notre reportage photo. Sina, déterminée, alla faire le tour des musiciens, leur proposant de jouer un ou deux morceaux afin de les immortaliser en pixels… contre pesos lui fut-il répondu. Finallement elle accepta et $50 firent l’affaire tandis que je me refusais à faire des photos sur commande ! Les musiciens, tout de rouge barriolés et bien bourrés, se levèrent et se rassemblèrent pour interpreter une ou deux chansons, pas plus, puis ils se dispersèrent dans le village…
Sans se démonter, Sina, une allemande alternative, rousse aux beaux yeux bleus, Daniele, grand raggazo italien, séducteur et toujours de bonne humeur, et moi-même, partons investiguer un peu les environs. Nous nous enfonçons dans une rue latérale bien cabossée. Un atroupement. Grotesques, deux ou trois hommes le visage recouvert d’horribles masques de latex façon Halloween, faisaient mine de se poursuivre et de se provoquer en duel avec des lassos ou des sabres. À leur démarche chaloupée on comprend qu’ils sont déjà bien borrachos (saouls), attaqués au poch, une boisson fortement alcoolisée à base de canne à sucre, parfois d’agave.
L’autre visage du carnaval de Tenejapa, peut-être le plus intéressant, en tout cas le plus improvisé et populaire, allait progressivement se montrer au grand jour. Des gars commencaient à faire de molles tentatives d’approches, des groupes d’écoliers nous apostrophaient (hey gringos, gueros !!..). Accompagnés d’un guide trouvé-sur-le-chemin, un papa sympathique et doux, nous visitons le cimetière à l’autre bout du petit village, histoire de se dégourdir les jambes. Un peu de mélancolie, la déception que l’ambiance du carnaval ne soit pas au rendez-vous…
C’est sur le retour que les choses prennent un tout autre aspect, aidé par la dégustation du fameux poch, qui nous aida à rejoindre les habitants dans cet état de locuria et de desmadre qui accompagne cette fête de l’inversion, du retournement des valeurs et des identités. Nous nous sommes approchés puis fondu, à l’invitation d’un groupe de jeunes hommes bien emméchés et bien excités. quelques hommes sont travestis, dont un en vieille femme lubrique. D’autres sont déguisés en personnages ruraux, paillards ou effrayants. Toujours ces masques en plastique hideux made in China et pas de costumes traditionels merveilleusement ouvragés. Non, ce qui compte c’est de favoriser la convivialité avec force weeey. Accompagnés par quelques musiciens aux chapeaux circulaires, garnis de rubans multicolores, typique du Chiapas, les gars dansent et jouent ensemble comme dans une cour de récréation. Ils sont soutenus par les habitants curieux qu’ils croisent, qui s’agrègent et suivent la procession désordonnée jusqu’au prochain arrêt. Car le petit groupe carnavalesque va de maison en maison, où on offre du poch et de la bière. Ils viennent chasser les mauvais esprits avec leurs tronches de train fantôme, s’adonnent avec délice à la satire, principalement sexuelle, mimant des coïts avec la sorcière. En musique, ils boivent, déclament et chantent. Les enfants sont des spectateurs privilégiés et hilares, certains plus âgés peuvent aussi boire du poch s’ils le désirent. Un gamin me demande une cigarette, que je lui refuse et je me fais gronder par un cacique ; je comprends que c’est mal de refuser dans ces circonstances le moindre souhait infantile !
Au départ un peu angoissé et timide face à ce déchainement de forces obsures issues de l’ivresse collective, je me laisse entraîner à la déconnade, mais garde mon appareil photo en alerte. Sina craint un peu pour son Canon hypersophistiqué, mais non, pas de grabuge. Quelques verres de plus, un bière pour redescendre et nous prenons congé de nos nouveaux amis, sans que Sina ait reçu plusieurs proposition de mariage.
Photo©Florent Hugoniot