Disparitions…
Depuis que je vis au Mexique et que je me frotte à cette autre culture, dont les jeux de miroirs avec l’Europe ne sont pas sans m’entraîner dans une réflexion transversale, c’est un thème que je brûle de développer.
Comment vais-je aborder le thème la disparition, et surtout pourquoi ? Eh bien tout simplement parce que ce phénomène (éclipse totale plus qu’ellipse) est un mode de fonctionnement très courant ici au Mexique. Cet immense pays fut avant Cuba et la création du vice-royaume de la Nouvelle Espagne, bien avant l’émergence des USA, la région la plus avancée et la mieux organisée des deux Amériques. Tout y semble plus grand bien sûr, plus exagéré, mais aussi plus impalpable, plus étrange.
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À nos chers disparus…
La récente Fête des Morts début novembre, cette célébration de grande ampleur, à la fois native et catholique mais typiquement mexicaine, qui honore tant de disparus – des proches, de la famille, des amis, des personnalités célèbres – a peut être été l’inspiration nécessaire pour traiter ce thème de la disparition.
Je ne peux pas m’empêcher de penser aussi au titre éponyme du livre de Romain Gary, La Disparition, qui écarte de l’intégralité de son texte la lettre E. Le livre débute par la description d’un climat de violence et d’assassinats généralisés qui évoque très clairement la deuxième guerre mondiale, et la déportation des Juifs y est expressément nommée.
E, une lettre pourtant si humble, discrète – trop peut-être – et que les hispanophones ont tant de mal à prononcer. En classe de FLE, ce E sort parfois des gorges des élèves tel un râle, une agonie, ou encore un rot… Un E Laborieux à prononcer, car il est souvent muet dans la phonétique française alors qu’il se prononce en espagnol comme un É tonique.
L’impossibilité de dire no
S’il y a un élément de la langue mexicaine qui a tendance à s’effacer et à se faire la belle, c’est bien la négation. Car les Mexicain(e)s ne savent tout simplement pas dire non, un NON franc et sans détours et ils en sont tant gênés qu’ils sont capables d’employer des ruses de Sioux, des tactiques d’Anglais, ou alors mentent sans vergogne s’il veulent par exemple décliner une invitation ; ou encore s’ils ne veulent pas s’opposer de front à un développement, à un avis personnel, à une décision. Un peu comme les Asiatiques en fait.
C’est assez perturbant et il faut le vivre, car si nous savons aussi dans la Vieille Europe nous défausser et habillement éviter une confrontation, l’art de l’esquive ici va de la non-réponse avec les silences qui s’en suivent, parfois interminables voire infinis, à la disparition physique et au mensonge le plus éhonté. Combien de messages restés sans réponse parce que celle-ci serait tout simplement une négation, un refus ? Manque de courage, attentisme, courtoisie, culture de l’évitement et de la fuite face aux explications trop laborieuses ??…
Aux abonnés absentsX
Des disparitions ordinaires, il y en a beaucoup depuis que je vis ici : des personnes de mon entourage, des ami(e)s mexicain(e)s – malgré ou à cause de la facilité actuelle des modes de communication – des amants aussi, qui du jour au lendemain ne donnent plus aucun signe de vie. Des histoires avortées… Beaucoup de fils de rencontres qui reste volants au vent, en attente d’être renoués, reliés.
Un zeste d’hypocrisie, une pincée de j’m’en foutisme : individualismes
L’image n’excuse pas la méthode, parfois provocant inquiétudes et questionnements sans fin. Il n’y a pas de logique à tout ça. Juste une vilaine coutume mexicaine contre lequel on ne peut rien, et avec laquelle il faut faire malgré les frustrations et colères qu’elle provoque. Une perte de temps, un gaspillage d’énergie… N’ayez jamais confiance en un ami mexicain qui vous fait une réponse de Normand, du genre oui, peut-être, sûrement (ce qui correspond à un non déguisé, ou j’ai mieux à faire). La plus classique des situations est : « Ahorita regresso » (je reviens dans deux minutes), et la personne disparaît de votre vie pendant des semaines, parfois pour toujours ! Même tactique sur les réseaux sociaux, et must du must, les messages et textos restés sans réponse.
L’alibi du desmadre
La vie mexicaine ressemble à una mamada general (bordel, cirque) qui dispense chacun de faire des efforts, de suivre une certaine éthique personnelle puisque c’est inutile, ça ne sert à rien… À constamment vouloir vivre intensément dans le présent, les Mexicain(e)s se mentent et se manquent de respect à eux mêmes. Ils en sont tout à fait conscients mais cette position a l’avantage et le défaut de faire l’impasse sur beaucoup de sujets, afin de ne pas réveiller les morts et régler les problèmes du passé ou à venir. Or sans passé éclairci, le futur reste bien opaque.
La vie, cette magnifique énigme, laisse beaucoup de questions sans réponses, crée des attentes, invente des débuts d’histoires qui ne donneront jamais rien, crée des frustrations, des impasses. Mais tout cela est aussi un moteur, car si la vie est labyrinthique, seule la ligne droite mène directement à cet effacement ultime que nous craignons tous. Mais la vie est avant tout réaction à son environnement, adaptation, compréhension. Et c’est la création artistique qui sait le mieux sublimer nos plus grandes interrogations comme nos plus amères déceptions.
Mirages et lignes de fuite
Cet habitus est à mettre en balance dans le fonctionnement de la société mexicaine, certes pétrie de non-dits et d’hypocrisies, mais aussi pleine de vitalité, toujours en mouvement, et qui vous offre dans une houle incessante de la joie, de l’ivresse, de l’intensité, des rencontres, des bouts de vie épars… pour mieux les reprendre et te laisser à tes rêves, te rendre à ton imagination, tes propres doutes sur la réalité des choses. Un peu comme la cruda (la gueule de bois) après la fête. Et Dieu sait qu’ici la fiesta est une occupation de premier ordre. Fêter pour célébrer ou pour oublier ?
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Le Mexique est un pays intangible, où ce qu’on croit toucher vous échappe aussitôt ; une immense loterie, enfer et paradis mélés, qui exige parfois un stoïcisme à toute épreuve. Est-ce parce que ce pays fut tant rêvé par les conquistadors, rêves de Cités d’Or, quête de l’El Dorado, du Paradis perdu, de la terre promise, rêve d’Amériques, de turquoises et de colibris, de femmes douces et sombres à la peau ambrée, que la réalité du Mexique semble toujours vous fuir ? Une sorte de vengeance des Dieux anciens et de tous les esclaves sacrifiés de la Nouvelle Espagne ?…
Le chef-d’oeuvre de Malcom Lowry, Au-dessous du volcan, peint merveilleusement bien les espoirs, les passions et les désillusions qu’un Européen peut rencontrer dans ce pays, une bonne préparation psychologique pour vivre au Mexique, avec cet autre chef-d’oeuvre de la littérure mondiale qu’est Le labyrinthe de la Solitude d’Octavio Paz. Deux grands livres qui pénêtrent en profondeur les parts d’ombre de cet immense pays, étrange, surréaliste mais si restreint parfois. Asi es, como ves…
Catholicisme : crimes et silences
Il y aussi, à côté de la méfiance naturelle d’un peuple entier conduit tout droit vers l’esclavage et la misère pour la fortune et les exubérances de la couronne espagnole, appuyées par les oligarchies locales, la culture du non-dit et du secret véhiculée par l’Église catholique. Celle du confessionnal et de la vérité à ne dire qu’aux prêtres autorisés, serviteurs exclusifs de Dieu. Ils veillent sur le lui et sur nos âmes pècheresses, ils protègent Le Berger…
Alors que le Vatican a cautionné nombre d’entreprises criminelles de par le monde, et principalement en Amérique latine, s’appuyant sur une armée de serviteurs dociles qui ont fait passer le message de la soumission. Aussi par protection, les dominés s’enferment dans le silence, leur dernière arme et leur ultime honneur, quand on essaie de violer la dernière parcelle de leur intimité.
Mais également avec l’Inquisition, cette grande machine à tuer, torturer et faire disparaître les opposants, les athées, les juifs et les protestants. La violence appelant la violence, elle a fait des émules au Mexique sous d’autres structures criminelles.
XToujours étrange de constater comment les victimes d’hier deviennent les bourreaux d’aujourd’hui, et comment l’hypocrisie et les crimes persistent au delà des lignes de front…
Le bizness de la dispartition
Dans un registre plus tragique et surtout plus contemporain, on ne peut pas ne pas penser à toutes ces disparitions, ces morts, objets de règlements de compte entre fractions rivales qui ont lieu régulièrement et presque en toute immunité au Mexique.
Les enlèvements négociés contre rançon sont une sorte de routine pratiquée ici par les cartels issus du trafic de drogue et par d’autres mafias institutionnelles. Les disparitions de civils, des jeunes, des vieux, des enfants, sont donc monnaies courante au Mexique, comme l’actualité le prouve presque chaque jour.
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Sélection de portraits des étudiants disparus réalisés par des artistes mexicains – Ilustradores Con Ayotzinapa
Ayotzinapa, ou la fin de la loi du silence
En ce moment, une très grande émotion, une indignation s’est propagée dans tout le pays suite à l’enlèvement et à la probable exécution de 43 étudiants à l’école normale rurale de Ayotzinapa en octobre. Les corps des malheureux étudiants, devenus des figures de martyrs, n’ont toujours pas été retrouvés dans l’État du Guerrero. Cependant les recherches ont permis de tristes découvertes en mettant à jour des dizaines de fosses dans laquelle les cadavres des personnes exécutées froidement, parfois torturées, ont été jetés en vrac.
Ils ne sont que les derniers sacrifiés d’une longue listes de disparus. Ces victimes se comptent par milliers dans tout le pays, alors que la « guerre contre les narcotrafiquants » menée par les forces de l’ordre (Police armée, gendarmerie, très souvent infiltrés par les mafias) n’a fait qu’amplifier.
« Bonjour, merci à tous de partager ce lien. Ici au Mexique la dictature fait rage (700 activistes sociaux emprisonnés sous de faux prétextes depuis deux ans selon AI / 43 étudiants massacrés par la police dans l’état du Guerrero il y a un mois / impunité généralisée pour les cartels, les criminels et les politiques associés / plus de 100 000 morts depuis 2006 dans la « guerre contre la drogue, plus de 20 000 disparus etc etc…). En France, le gouvernement ne dit rien pour protéger les intérêts économiques de ses puissants lobbys. Ici au Mexique, la société s’organise mais pour éviter d’autres massacres, notamment lors des prochains rassemblements de la société civile, il est important de faire circuler l’information ! merci à Tous »
(Un des nombreux messages d’info et de mobilisation sur Facebook)
Le cas symptomatique de Florence Cassez
La demande de rançon est en soi une pratique répandue. C’est par exemple un crime dont Florence Cassez fut accusée en 2005. Elle fut jugée pour séquestration et délinquance organisée (à défaut de son compagnon mexicain impliqué et jamais réellement inquiété et de son frère) et condamnée à d’abord 96 ans puis 60 ans de prison, avant d’être libérée en 2013. On comprend la force du rejet provoqué alors par cette nouvelle affaire crapuleuse, et le sentiment d’impunité aprés sa libération (8 années passées dans les prisons mexicaines tout de même…) par une population excédée par ces enlèvements contre rançon qui font partie du quotidien, et ce malgré l’incroyable manipulation médiatique et politique de l’affaire Florence Cassez de chaque côté de l’Atlantique. Après une tentative de réhabilitation bien curieuse et diplomatiquement catastrophique de la part de N. Sarkozy, cette inconnue du grand public (mais pas des réseaux mafieux apparemment) a écrit en France ses mémoires avant de retomber… dans l’oubli !!
Civilisations perdues
Sûrement, toute cette violence trouve un lointain écho dans l’entreprise coloniale espagnole, cruelle, mais aussi dans les pratiques de sacrifices collectifs rituels pratiqués par les Aztèques, dont on sait qu’ils n`étaient, pas plus que les Mayas, des enfants de choeur. Quand des centaines de victimes sacrificielles disparaissaient dans les cérémonies à Huitzilopochtli et à Tlaloc, comment s’étonner que subsiste encore cette pratique de morts collectives, de sacrifice religieux ou politique, voire démographique et de punitions arbitraires ?
« Selon les croyances aztèques, c’est Tezcatlipoca, dieu de la nuit et de la mort, qui aurait donné aux Aztèques la coutume des sacrifices humains. Il aurait chassé de Tula le dieu Quetzalcoatl, qui s’opposait au sacrifice des humains. »
En l’espace de quelques années seulement a disparu la civilisation aztèque alors en pleine ascencion, la plus avancée des deux Amériques. Des pans entiers de la culture mexicaine, guatemaltèque, mais aussi péruvienne, amazonienne, ont versé dans les ténèbres de l’histoire tandis que les conquistadores imposaient la civilisation européenne, sensée porter le rédempteur sur le Nouveau Monde. Aujourd’hui les archéologues s’efforcent de mettre à jour ce passé brillant, intriguant, mais aussi violent. Un traumatisme aussi fort d’acculturation mais aussi l’ obscur héritage millénaire, insaisissable sous beaucoup d’aspects par une pensée humaniste, ne peut que laisser des traces profondes, des cicatrices encore béantes aujourd’hui.
Oublier l’oubli…
On dit que l’oubli est nécessaire pour vivre. Qu’on ne peux pas vivre perpétuellement sous le poids du passé. Mais pourquoi le passé serait-il un poids ? Il doit au contraire éclairer l’avenir. Le désir de liberté individuelle conduit dans ses excès au narcissisme le plus exacerbé et au manque de civisme, à l’irresponsabilité généralisée, à la distraction institutionalisée, à l’oubli de soi et à l’hyperconsommation, à la confusion totale. Ne dit-on pas « Pauvre Mexique si loin de Dieu, si près des États-Unis ».
… est une forme de liberté
Libre, oui, mais pour quoi faire ?? Revendiquer sa liberté, exprimer ses désirs, se consacrer à ce qui vous semble fondamental, mais aussi fuir la réalité, fuir ses responsabilités et ses erreurs, recommencer sa vie dans une ville, puis encore une autre… Les Mexicain(e)s sont écartelés entre le très fort attachement à la famille, et leur désir d’émancipation. Mais l’actuelle jeune génération est peut-être celle qui va enfin faire passer la Fédération dans un autre registre et faire réellement bouger les mentalités. Car forts d’une bonne éducation, d’un accès ouvert (mais surveillé par Big Brother) à Internet et au monde en général, très actifs sur les réseaux sociaux, ils ont toutes les cartes en main pour mener leur évolution, faire leur révolution. Encore faut-il que les tentatives de diversion ne dominent pas, ou que cette insurrection qui vient ne soit pas, comme en Tunisie, récupérée et dévoyée.
Pères, ces grands absents
Je terminerai ici en rendant un hommage à tous mes chers disparus, ma mère décédée bien trop jeune, et mon père qui a progressivement nié son rôle paternel, ethérisé, intangible lui aussi. Je pourrais d’ailleurs consacrer tout un chapitre de ce texte à la disparition de la figure du père dans nos modernes sociétés, mais ce sujet a déjà été amplement traité par de nombreux psychanalistes, sociologues, écrivains, chroniqueurs.
Nous n’en sommes toujours pas sortis, depuis le choc de la première guerre mondiale et la disparition POUR RIEN de millions de vies, des hommes dans la fleur de l’âge, morts pour quelques privilégiés et des intérêts industriels. La récente commémoration sans relief en France du centenaire de la Grande Guerre est symptomatique. Une boucherie aux soubresauts encore perceptibles dans notre rapport aujourd’hui à l’environnement naturel mais aussi humain.
La certitude que décidément, une vie ne vaut pas grand chose a fait son chemin de ce côté ou l’autre de l’Atlantique. Quatre siècles de colonie espagnole ont aussi laissé des traces profondes. Toujours ces extinctions de masse reviennent à époques régulières, comme des rituels sacrificiels, une grande purge de la population, le tribut du sang, la loi infernale du Samsara, le diable qui se mord la queue.
Niezsche a développé tout au long de son oeuvre philosophique la théorie traumatisante de la Mort de Dieu, avant de s’éteindre dans la folie.
Épitaphe
À mes disparus passés et à venir…
« C’est une chose étrange que l’absence. Elle contient tout autant d’infini que la présence. »
Christian Bobin – Lettres d’or
Contempler un lever ou un coucher de soleil, une éclipse de lune dans le ciel étoilé, est source d’une grande sérénité. Les océans, les paysages possédent cette immanence : il leur faut seulement quelques millénaires pour changer de nature, loin de la main des hommes. C’est lorsqu’on s’en retourne dans la Cité que les choses se compliquent.
Écrire, créer pour lever certains voiles, premièrement ceux de la perplexité et de la résignation. Puis toujours et encore, s’étonner et formuler, déchiffrer…
©Florent Hugoniot
Le vrai scandale, c’est la mort
http://www.youtube.com/watch?v=f1dPxB-n26M
Bonjour Florent, l’erreur est humaine mais visiblement tu n’a pas lu Georges Perec (et non plus Gary ?) qui est l’auteur de « La disparition ». Sinon je laisserai un commentaire après ton article très bientôt. Bon courage. Stéphane
Très bel article compañero. Joliment écrit et très touchant. Je n’ai pu m’empêcher d’avoir des frissons. De peur, de colère, de tristesse… mais aussi d’espoir.