Lorsque, remontant chez moi, je tourne à droite derrière la vertigineuse cathédrale baroque, une figure tutellaire me surveille et mesure chacun de mes passages. C’est la Veilleuse de la rue du désir. Nichée dans une petite fenêtre donnant sur le vide, avec comme toile de fond les cieux changeants de Zacatecas, elle scrute. Perchée sur le faîte d’un toit, blanche, casquée, elle fait la vigie. Elle veille au grain, qu’il face un soleil de plomb, qu’il pleuve ou qu’il vente. Certains jours, la Veilleuse me décroche un sourire crispé. Peut-être est-ce l’effet d’une ombre sur sa bouche ?
Athéna, Ἀθηνᾶ, Ἀθήνη
Vestige d’une antique civilisation née à quelques milliers de kilométres de là, je l’ai reconnue : avec sa morgue de guerrière, le casque bombé au ras du front, ça ne peut être qu’Athena : celle qui n’a peur de rien, qui a le pouvoir car elle possède la connaissance intime des choses. Et elle est pugnace, résolue, elle sait exactement quand plonger sa lance dans le coeur des hommes, voiler ou réveiller leur conscience. Son regard transperce les reins. Pourtant, a-t-elle seulement lu le cartouche de la rue qui lui fait face ? Il y est écrit « Calle del Deseo ». Mais oui, évidemment, car Athena veille sur tout le désir de l’Humanité. Vierge farouche, Dame de fer, cette fille à papa…
La rue du désir me conduit vers le Musée Pedro Coronel de l’autre côté de la Plaza de Arma. Ce musée, riche d’une collection superbe de gravures qui fait la part belle aux artistes surréalistes français du milieu du XXe siècle, occupe un palace datant de l`époque coloniale. Édifice majestueux errigé sur la soif d’argent jamais rassasiée des conquistadores et des Grands d’Espagne, il accueille par exemple dans un parcours encyclopédique, de magnifiques céramiques asiatiques. Je me suis souvent délecté des lignes douces et classiques du marbre hellénistique, échoué dans le patio par la volonté de quelque mécène mexicain, inquiet de relier le Nouveau Monde à la grande aventure artistique occidentale.
Aphrodite, Ἀφροδίτη
Mais ce jour-là, Aphrodite, la belle impudique est recouverte d’un vilain plastique à bulles, la protégeant d’un nouveau chantier de rénovation qui durera des mois. Pour preuve, ce tas de sable à ses pieds, dont l’utilisation restera ésotérique pour les employés du Musée que j’interroge. Ayant pris quelques photos, je ressors en direction du marché Arroyo de la Plata.
Dans ce quartier toujours en mouvement, ventre de la ville, ce mannequin féminin vêtu d’une robe colorée fait écho à la figure paienne, telle une reine légère et banale, mirage plastique de de tous les fantasmes. Accroché sur la porte d’une boutique, exposant ses formes et ses motifs au soleil d’automne, elle laisse ondulers sa robe estivale dans la brise des désirs consuméristes. Hommes et femmes, groupes familiaux, bien déterminés, s’activent à leurs achats.
Le désir est certainement ce cousin mystérieux qui réunit les deux déesses dans son labyrinthe de miroirs sans fin. Car celui-ci peut être purement intellectuel, éthéré – celui de la connaissance et de la vérité, du raisonnement juste, de la vertu : soif de connaissance. Pensive dans sa tour d’ivoire, Athena entretient ses filets, se grise de stratégies tout en défendant ses prérogatives, avance ses Dames sur l’échiquier du monde comme un épicière fait ses comptes. Elle prévoit, soupèse, évalue les forces en présence pour une bataille qu’elle ne peut pas perdre, obligée par le poids de sa mission civilisatrice.
Mais le désir peut aussi dévaler tous les étages, se rouler dans l’herbe grasse, plonger sous des cascades fraìches, s’incarner dans les remous de la chair, exalté par une pulsion viscérale, par l’odeur de l’autre, le sentiment amoureux, le besoin de possession. Soif de boire à la source de vie, cette eau qui jamais ne désaltère. Car Aphrodite toujours poussera à l’excès, à la passion, à la fête des sens, à la folie… Elle ne connait pas elle même les limites de son empire.
Dyonisos, Διώνυσος
Ce dieu sans visage a toujours mis à nu les corps et dévêtu les âmes. Qui est-il ? Terrifiant et enjôleur, sans retenue ni complexe : c’est Dionysos, lumineux trou noir, Mystère de l’Orient, royaume de l’inconscient, creuset des destinées.
Ce soir, en remontant la rue, Athenaphrodite est deux fois laide. Le ciel gris la fait paraître plus terne. Vide de la raison, vanité de la jouissance. Coquetear, allumer les regards et les envies, éclairer la ville de nouveaux feux de joie ? Je n’y pense même pas car un dieu mineur s’est noyé quelque part sur les rives de l’Amérique.
Où sont donc ces sourires ravageurs, ces peaux douces, couleur d’ambre et de tabac, ces regards sombres et aguicheurs ? Que se passe-t-il dans la tête des chicos qui s’évanouissent au coin de ma rue, après avoir crié leur désir dans mes bras ? Ils me glissent entre les doigts comme le sable du désert. Déjà invisibles, quels chemins impalpables vont-il suivre après l’amour, après l’oubli de soi ? Amours moches, minables desaparecidos …
Je marche et je ne saluerai plus les divinités européennes devenues impuissantes.
Oh et puis merde. Je relève la tête, regarde le buste de plâtre que le soleil éclaire à nouveau : Deux gueules de chiens l’encadrent et me scrutent en retour, cyniques, silencieux et attentifs.
X
Florent Hugoniot
Chercher l’amour, c’est d’abord s’accepter soi-même : http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2014/11/25/le-couple-cette-norme-qui-culpabilise-les-celibataires_4528847_4497916.html