
Lorena s’était vêtue simplement ce matin. Ou plutôt, elle s’était déguisée, elle qui ne s’habillait que de marques étasuniennes délicates et sensuelles. Elle s’était inspirée des clichés de quelques paparazzis amateurs sur InstantFace, présentant de grandes stars féminines des reality shows faisant elles-mêmes leurs courses courantes. Lorena avait pioché dans sa valise et celle de sa fille des basquets roses, une paire de leggins noire moulant parfaitement ses cuisses encore fermes ainsi que la généreuse cambrure de ses reins dissimulée par un long T-shirt mauve et blanc, une casquette aux couleurs de l’équipe de baseball mexicaine « Sultanes de Monterrey », des lunettes de soleil aux verres larges et aux reflets bleutés, et bien sûr la tapaboca qui permet à plus de la moitié des passants mexicains de rester anonyme dans les rues, jusqu’à ressembler à des bandits de grand chemin dans les banques. Son sac Victoria Secret l’accompagnait partout comme une assurance vie, passait comme un petit animal de compagnie silencieux et transparent.
Depuis la nuit précédente, elle ne pensait plus qu’à se rendre à Walmart, le « mur-marché ». C’était même devenu une obsession après un sommeil profond âprement mérité, lorsque le soleil émergea des toits bas aux alentours. Du petit balcon de sa chambre d’hôtel, situé dans les environs de l’aéroport, elle avait découvert avec ravissement le parking vide et illuminé du supermarché, le grand panneau familier juché sur un pylône éclairé, planté bien en évidence à la vue des automobilistes le long du boulevard commercial. La chambre qu’elle occupait avec sa fille donnait en hauteur sur toute la perspective de l’immense hangar d’une nuance de beige-sable militaire, un panorama qui lui permettait de laisser vadrouiller ses pensées dans une forme de méditation toute personnelle, avant de se préparer à dormir.
Hier soir, pendant que sa fille était aspirée corps et âme dans un sommeil réparateur sous une climatisation douce, Lorena avait pu identifier en suivant la massive silhouette du regard, le jeu d’orgues luminescentes dans la semi-obscurité urbaine, seulement ponctuée de quelques faibles étoiles : les vélux translucides disposés régulièrement comme les touches de clavier du piano, sur le toit plat de l’édifice. Cette vision lui donnait un sentiment d’ordre et de sécurité dans le tournis que lui procurait ce court voyage organisé, pour lequel elle avait réussi à tirer d’un lit à un autre sa benjamine qui traversait une crise d’adolescence agitée suite à sa première rupture amoureuse.
Afin de revoir les sites et les monuments qu’elle avait, alors enfant, visités avec ses parents dans une petite capitale de province rurale et poussiéreuse, bien éloignée de l’effort de modernisation du pays et de sa course aux profits industriels, Lorena avait réussit à motiver Atika sa deuxième fille de l’accompagner dans ce tour all inclusive ; aussi afin de retrouver un état de sérénité qui lui manquait depuis un bon moment. Oaxaca, du moins, dans ses souvenirs mais aussi sur les offres touristiques, lui avait semblé le lieu idéal : une destination nationale à peine à deux heures de vol de Monterrey pour y réanimer ses racines mixtèques et avoir un meilleur dialogue avec sa fille. Le changement de cadre y serait certainement bénéfique.
Pourtant, ce qu’elle avait à peine entrevu du chaos oaxaqueño dans une sortie en centre-ville l’avait découragé de s’esquiver des offres quotidiennes du tour operator : pour cause de contestations sociales, les fameux bloqueos, les entrées de la zone coloniale étaient bouchées par des camions et des autobus, quelques banderoles justifiant l’action, interdisant les carrefours devenus des places étrangement vides, à l’abri des habituels bruits rageurs des moteurs et seulement animées d’ombres militantes mouvantes. Leur petite estafette confortable avait pu s’échapper comme elle pouvait au milieu des embouteillages et trouver une autre destination en se perdant un temps parmi les quartiers résidentiels. Le programme changea donc, en accord avec la douzaine de passagers, pour la visite de la vallée de Mitla.
Sa fille n’avait pas été très communicative mais était restée plus tranquille toute cette journée, comme un peu assommée de tant de solennité régnant parmi les étapes pittoresques de leur itinéraire improvisé. Celle-ci avait pourtant échangé au début quelques phrases en anglais avec une jeune canadienne de son âge qui semblait secouée du changement de programme de la matinée, due à cette manière locale et très incivile de couper la circulation. Mais même le coucher de soleil au dessus de la cascade pétrifiée de Hierbe el Agua n’avait pas été propice aux confidences entre Lorena et sa fille. Cette parenthèse de 5 jours arriverait vite à la fin, et déjà Lorena était convaincue que les réponses qu’elles attendaient les deux ne se trouveraient pas dans les volutes des façades des églises baroques, ni dans les collines et les vallées de Oaxaca.
Il était encore très tôt, et Lorena laissa sa fille dormir tout son saoul en sortant discrètement de la chambre de l’hôtel Oaxacalifornia, après lui avoir écrit un mot sur la table de chevet, comme quoi elle s’absentait mais reviendrait bientôt pour le petit-déjeuner . Le réceptionniste ne paraissait pas la trouver déplacée dans sa nouvelle tenue, ni s’étonner qu’elle commanda un taxi pour se rendre à Walmart à cette heure.
Puisque cette plénitude tant souhaitée était inatteignable ou inexistante dans les déplacements et les visites touristiques du groupe, Lorena allait bien la trouver sous quelque forme, dans cet hypermarché haut comme une cathédrale, dans la cohérence de sa propre intimité, protégée par son anonymat. Si elle ressentait à la vue nocturne du bâtiment tant de calme intérieur, c’est que quelque chose devait s’y trouver qui lui apporterait une réponse. Comme elle avait toujours fait confiance à ce genre d’intuition, elle sortit de l’hôtel et ouvrit la portière du taxi jaune comme auréolée d’une mission.
Elle paya et sortit du véhicule quinze minutes plus tard à l’entrée du parking, qu’elle traversa en suivant le passage piéton qui ressemblait à un tunnel sous-marin bleu électrique. Devant le gardien de service, Lorena s’oignit les mains de gel antiseptique et pénétra dans les méandres du gigantesque entrepôt de biens. Remontant ses lunettes sur sa casquette afin d’effectuer une prospection plus claire, elle commença par les espaces dédiés à la décoration et aux accessoires féminins, puis aux sucreries, car c’était là qu’était le plus susceptible de se trouver un cadeau adéquat pour sa fille, le cadeau-bonheur. Mais rien ne l’attirait, malgré une scrupuleuse discipline visuelle et parfois une inspection tactile. Déambulant par ci par là derrière son tapaboca noir assorti aux espaces des caisses enregistreuses, elle traina ensuite du rayon de parapharmacie à celui des primeurs, des produits d’entretien ménagers aux étalages de viande et de poisson, des alignements de vêtements aux couleurs standardisées aux accessoires de jardin. Elle ne fut pourtant jamais parcourue d’une vibration lui indiquant l’objet de désir idéal. Même devant les rares luminaires exposés, d’une pesante banalité, Lorena n’eu pas le déclic attendu.
C’est seulement lorsqu’un peu fatiguée d’avoir tant marché en vain, pendant qu’elle choisissait pour elle une petite bouteille de yaourt macrobiotique aux noix, que l’effleura l’idée de ce dont avait besoin les deux femmes ; aussi bien celle en construction d’identité, Atika, qu’elle-même, femme mûre mais si démunie en ce moment. Elle ne l’avait jamais fait, mais devant les armoires réfrigérés et son reflet que lui renvoyait la porte vitrée, elle décida de boire d’une longue gorgée coup le yaourt liquide puis de le payer ensuite à la caisse : elle avait besoin d’énergie pour avoir les idées claires.
Lorena ne chercha pas plus loin que la rassurante opulence de laitages sagement rangés et la fraicheur du couloir. En se dirigeant vers les caisses, elle leva les yeux et admira, depuis le sol cette fois-ci, l’ordonnancement des vélux sur le toit. En fait, vu du centre du magasin, cela ressemblait plus à un damier. Elle fut saisie du même sentiment de paix de l’âme que les dernières fins de soirée, et se surprit à écouter enfin le silence du lieu, à peine ponctué de quelques bruits de pas feutrés, d’une conversation discrète entre deux employés au détour d’une gondole. Aucune odeur dans cet espace aseptisé.
Elle avait juste envie de serrer sa fille très fort dans ses bras, et qu’elles soulagent leurs cœurs meurtris, l’une par un ex-ami d’enfance, l’autre par la disparition du foyer de son père, quelques mois après le voyage à Oaxaca avec ses parents. Son père, ce presque inconnu dont l’absence la poursuivait jusqu’à aujourd’hui. Elle saisit une grande bouteille fraiche d’eau pétillante et salée, aromatisée concombre-citron dans le présentoir à l’entrée de l’unique caisse fonctionnelle en cette heure si matinale. Sa silhouette petite mais tonique se reflétait à droite sur les plaques de plexiglas qui séparaient les caisses automatiques vides de clients entre elles. Son image s’enfuyait en se multipliant jusqu’au fond du magasin, sur le mur métallique beige, se perdait dans la dernière ligne d’écrans suspendus au mur dans un dégradé allant du reflet fidèle à une ombre évanescente.
L’image d’une femme libre pensa-t-elle, insaisissable et parfois un peu irrationnelle tout en commandant sur son téléphone un taxi pour retourner aux pelouses arrosées et à la piscine de Oaxacalifornia. Elle paya en liquide, sourit à la vendeuse, chiffonna le ticket de caisse dans sa poche étroite de ses leggins et sortit.
En laissant se refermer dans un souffle froid les portes vitrées coulissantes, elle eu l’impression de sortir d’un vortex. Lorena attendit à l’arrêt de bus sur le boulevard, fixa un moment la disposition étrange de petites pyramides de béton gris sensées servir de protection – à quoi, au traffic indomptable du boulevard, aux risques de sacos (pillage) du magasin ? – monta à l’arrière du taxi dans un soulagement. L’envie d’une douche chaude occupa ses sens, tandis qu’elle concentrait désormais ses pensées sur le programme de la journée. Elles visiteraient le site de Yagul qui n’était pas prévu par le tour operator puis iraient se restaurer à Teotitlán del Valle, qu’elles avaient toutes deux apprécié pour son panorama le jour du changement impromptu d’itinéraire.
Dans le hall de l’hôtel, l’odeur des pains sucrés à la cannelle lui caressa le cœur, et elle eu la bonne surprise de voir sa fille dans toute la fraîcheur de ses 17 ans, prête pour une nouvelle sortie, attablée devant un copieux desayuno accompagné d’un jus d’orange qui paraissait fluorescent. Un rayon de lumière directe de soleil traversait le cylindre de verre après avoir dansé entre le feuillage des frangipaniers du patio. Lorena respira le parfum envoutant des fleurs roses et jaunes et entra dans son rôle principal de maman attentionnée et de whitemexican autonome. Elle marchait sous son travestissement usual et dans toute la plénitude de son expérience de femme, glissant dans son imaination sur un sable vermeil et doux au toucher, volant sous une étendue bleue et noire. Il lui semblait avoir vécu cette scène, mais elle ne savait plus trop si c’était en vrai ou à travers une telenovela nationale. Un déjà-vu…
Le pépiement nerveux des oiseaux fit enfin vibrer ses tympans, et ce fond musical aux circonvolutions presque jazzy la suivit jusqu’à la table de sa fille qui se levait, manifestant son attente et son étonnement.
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Florent Hugoniot, Oaxaca mai 2023