Le fait de vivre au Mexique et de parler une autre langue, en l’occurence l’espagnol (ou plutôt le mexícano) qui n’est pas ma langue maternelle, m’a conduit à développer certains points de la réflexion engagée depuis trois ans sur le langage dans Flux du langage, à m’engager sur d’autres axes.
« À quoi ça sert de parler ? / ¿De que sirve hablar? » projet artistique de Sarah Goaër :
« Les touches de la machine sont les réponses des gens sur Facebook à la question de que sirve hablar / à quoi ça sert de parler. Les touches sont bilingues en fonction des réponses, les rouges sont les réponses des filles et les bleues des garçons. » (photo ci-dessus)
La langue étant le principal véhicule d’une culture, la maitrise progressive d’une langue étrangère me permet d’être toujours un peu plus à l’aise dans les dialogues et les discussions de groupe, d’en saisir les particularités. Mais – est-ce une habitude mexicaine ? – les mots ne signifient pas forcément textuellement ce qu’ils sont censés dire. Souvent l’impression d’entente et d’échange véritable l’emporte ; parfois c’est l’imcompréhension et de flou artistique qui prédomine ! Il m’a semblé à de nombreuses occasions constater un décalage entre le signifiant et le signifié, une distanciation, un désengagement (un peu comme sur Facebook), un grand écart entre les paroles et les actes… Comme, à différents degrés, dans d’autres cultures. Mais on doit aussi considérer que l’espagnol est la langue des conquistadores, de l’oppresseur, et que au Mexique, les racines du langage sont peut-être ailleurs, dans le nahuatl et le maya, les deux principales langues indigènes. Un long apprentissage qui laisse encore beaucoup de marge pour des significations voilées, de la méfiance, des incertitudes…
L’espagnol est, en Amérique latine, une langue importée depuis maintenant plus de 500 ans, un langue metissée de différentes influences, les cultures natives étant bien éloignées de la culture espagnole catholique ; elle a donné lieu au Mexique à des créations de mots typiquement mexicanos – dont beaucoup proviennent du cholo, l’argot de Mexico City – un foisonnement extraordinaire, coloré : chido, padre, chavo, wey, mora, ¿mande?, cotorear, pues, coger, neta, ¡andale! no maames, no manches, chingona, chingada (super-extra, mec, nana, quoi ?, discuter-boire-manger-rigoler, ben, prendre, en vrai, allez !, noooon pas possible !) sont des mots inventés ou qui ont pris un autre sens, une autre utilisation que dans le pays d’origine… Sans parler des expressions typiques qui font flores. Vuelvo en un ratito (je reviens sous peu) ou mañana (demain) peuvent avoir des durées très variables et extensibles !…
Comme partout dans le monde (certains pays se montrant particuliérement novateurs, au Canada, en Afrique et dans les Caraïbes avec le créole de la Martinique et de Guadeloupe), les langues vivantes importée évoluent, mutent pour exprimer la richesse culturelle, les nouveaux modes de pensée populaires, les convenances, le rapport au temps, à l’intime, etc… Comme en français, certains mots peuvent également avoir plusieurs significations.
Le langage parlé, écrit, structure mais aussi enferme la pensée : il la conditionne pour sa formulation. Il n’en laisse pas moins de grands espaces de liberté quand à son utilisation, sa personnalisation.
Le Mexique, depuis qu’André Breton l’a consacré « pays surréaliste » peut sous bien des aspects effectivement, paraître fantastique. L’utilisation d’un idiome peut-il lui aussi devenir – ou redevenir – surréaliste ? Par exemple, parfois je me dis, mais non, je n’ai rien compris, finalement il se produit exactement le contraire de ce qui avait été dit. Je nage en plein flou artistique, en pleine mamada, desmadre (cirque, bordel)… Faut-il aller chercher plus loin que le signifié, ressentir seulement, faire preuve d’intuition ? Où sont les marges, quelle amplitude ? Le décalage entre le dit et la pensée me semble ici encore plus flagrant, évident. Mais certains non-dits sont plus éloquents qu’une longue explication.
Formuler, pourquoi ?
Soulignons d’abord l’importance ici même du langage, qui me sert ici à formuler et à structurer ma pensée, ainsi qu’ à la transmettre le plus fidèlement possible. Cependant, il y a des pensées, des idées qui se disent en peu de mots, voire qui s’en passent. Et paradoxalement, les mots vont m’aider à entrer dans le non-langage, voire le supra langage, un métalangage ? Hmm ça sonne étrange.
Éloquence des corps
Il y a ce qui se dit sans les mots : le langage des yeux, le langage des signes comme celui des sourds-muets, la gestuelle, le mime, les expressions du visage… La musique, les images, le toucher (avec l’écriture braille pour les aveugles), participent de notre connaissance du monde extérieur, du discours et des intentions de nos interlocuteurs. Les codes changent ; la séduction, les rapports de force par exemple peuvent tout à fait passer par du non dit. En groupe, on peut faire l’expérience de reconstruire une image, un puzzle ou trouver la solution à un problème concret SANS PARLER !
Le sexe est un univers où les mots n’ont pas la première place. Faire l’amour ne nécessite pas forcément de parler – du moins pendant l’acte – sinon pour épicer, commenter la situation… Il existe également tout un lexique propre au sexe, et son langage visuel (du moins sous son aspect commercial via la photo, la vidéo et la diffusion Internet) reconnait des codes particuliers. Lire à ce sujet Le discours pornographique de Anne-Marie Paveau, Ed. La Musardine.
« Cet ouvrage porte sur le langage de la pornographie tel qu’il se déploie dans les textes littéraires, médiatiques ou polémiques, les dictionnaires des mots du sexe, les sites et les blogs. Il se penche aussi sur les noms des pornstars et des jouets sexuels, sur les catégories et les tags qui organisent un domaine devenu foisonnant. Dans l’univers pornographique, paroles et actes sont étroitement liés et parfois confondus, ce qui confère une importance remarquable aux formes du discours. »
X
Langages occultés, langages découverts
La psychanalyse s’appuie sur le langage, afin de toucher à l’imaginaire, afin de solliciter la mémoire. Elle travaille sur le passé et les traumas vécus par le patient, le but étant de lui faire revivre des moments difficiles de sa vie consciente et inconsciente, afin de résoudre névroses ou maladies mentales. Les TCC, (les thérapies cognitivo-comportementales) ne passent pas forcément par le biais du langage puisqu’il s’agit de mettre en situation, directement mais graduellement, un patient face à ses peurs. Par exemple soigner la peur du noir, une phobie des araignées. Ce sont des émotions qui se (re)vivent mais ne se formulent pas obligatoirement, la première phase, la plus importante, étant celle du vécu, du présent.
La communication non verbale
Les ressources humaines, les psychologues du monde du travail, le management se sont emparés de cet aspect de la communication pour évaluer des candidats, la présentation de projets, les rapports de force dans l’entreprise et avec la concurrence. Nous sommes dans l’univers du marketing et de la compétition.
« Les Mots représentent seulement 7 % de toute la communication » peut-on lire sur leblogdumanager.
On connait bien maintenant les utilisations qui sont faites à partir d’études scientifiques très sérieuses (à commencer par Pavlov et ses toutous obéissant). La mécanique de notre fonctionnement intellectuel, nos pulsions, ce qui s’entend et ce est sous-entendu, tacite, tout cela a été et continue à être analysé, soupesé, évalué…
Mais il existera toujours ce paradoxe : La projection commune, selon la thèse antropomorphique, est de penser que le langage a été créé par des humains, primitifs, antiques (prescients, clairvoyants ?) en commençant par des sons, qui ont formé des mots, puis du sens avec des phrases. Mais comment se sont au préalable entendus ces humains pour élaborer cette langue ? Avec un langage initial, bien sûr, qui leur a fait désirer, sentir, échanger, s’accorder sur les modalités de ce « nouveau » mode de communication et de raisonnement… C’est la poule et l’œuf !
X
X
« Il n’est pas nécessaire de dire tout ce qu’on pense, ce qui est nécessaire c’est de penser tout ce qu’on dit. » Quino
X
Selon Platon, dans Cratyle, il y a deux hypothèses sur le langage :
-
l’origine naturelle du langage : les mots évoqueraient la nature des choses qu’ils désignent (onomatopées)
-
l’origine conventionnelle du langage : les hommes se seraient mis d’accord sur le sens des mots. Cette hypothèse est impossible : pour se mettre d’accord sur le sens des mots, il faut préalablement savoir parler, c’est-à-dire s’être déjà mis d’accord sur le sens des mots…
La seule thèse possible réside dans le caractère artificiel du langage : le langage est institué ; là où est l’homme, il y a langage (thèse anthropologique) études littéraires

Personnage sacré avec le glyphe de la parole sortant de sa bouche, sculpture sur une stèle de pierre à Monte Alban, Oaxaca
« La construction de l’image elle-même pose problème : l’image n’a pas à être construite lorsque l’objet a déjà été vu, mais lorsque l’objet ou l’idée à représenter sont nouveaux, l’élaboration de l’image se fait par combinaison d’éléments connus antérieurement, mais cette combinaison d’éléments ne se réduit pas à ces éléments : la construction, la mise en relation de ces éléments nécessite une représentation de ces relations (même si cette relation était aussi représentée par une image, le lien entre les deux images reviendrait à appliquer l’idée représentée par une image à une autre image, ce qui oblige encore à envisager une nouvelle relation : les relations entre images sont aussi problématiques). » Yann Ollivier
Penser et dire sans les mots
Le lapsus, cet écart, cette fulgurance de l’esprit, qui dit ouvertement ce qui s’occulte est l’objet de beaucoup d’attention. D’autre part la réalité communique directement avec nous, par les sens, sans forcément passer par le raisonnement. Les images nous parlent, mais elle parlent aussi entre elles. La musique compose également avec les images… C’est ce qu’on appelle synesthésie.
Melissa McCracken est synesthète. Atteinte de synesthésie, un phénomène neurologique rare, elle peut notamment voir les sons, qui pour elle, ont une certaine forme, une certaine couleur et sont aussi en mouvement.
“En tant que synesthète, la musique que j’entends est traduite en un flux de textures et couleurs. Bien que La synesthésie ne me gêne pas au quotidien, elle peut parfois me laisser un peu désemparée quand je dois expliquer ce que je vois aux autres.
La peinture à l’huile est un moyen d’exprimer et de montrer les couleurs magnifiques que je peux voir tous les jours, aussi bien quand j’entends le nom d’une personne ou une musique à la radio.”
Le son, qui est vibration, agit directement sur la matière et notre psyché. Ainsi ces molécules d’eau qui varient leur structure selon différentes fréquences du son Om̐ , le « mantra primordial » – tout comme prāṇa signifie « vibration vitale » en sanskrit :
SINGING OM @ 432Hz with Cymatics
X
Voici un article très intéressant d’Aïda N’Diaye :
« Le langage trahit-il la pensée ? »

« Virgula », sculpture en bronze d’Iván Leaños inspirée par le glyphe de la parole, photographie d’Ale Celis, 2014
X
Le rêve d’une langue universelle
Nous connaissons la transmition de pensées, la télépathie, la lecture des rêves… Les jumeaux développent un langage secret, ainsi que les couples fusionnels. Ce langage instinctif, avec une part de prémonition, utilisé par deux individus ou un très petit nombre de personnes se nomme la cryptophasie. Le paranormal s’est engouffré dans cette voie. Communiquer, mais sans effort de traduction, d’interprétation. Ce qui contredit la phrase de Merleau-Ponty selon lequel « Les paroles d’autrui ne sont pas autrui. »
Leibniz, avec sa Caractéristique universelle (characteristica universalis ou signe universel, une langue capable d’exprimer aussi bien les concepts mathématiques, scientifiques ou métaphysiques) a posé les principes d’un langage absolu pour les humains. L’expérience de l’esperanto elle non plus ne s’est pas encore répandu dans le monde entier.
On peut effectivement se demander comment se comprendre sans parler la même langue ? Ou plus exactement sans utiliser une langue particulière. Il y a ce qui se dit sans les mots. Les sentiments, les émotions, comme la joie, la colère, le peur, le bonheur peuvent s’exprimer sans la voix… Quid du langage du cœur ? L’amour, le désir peuvent s’exprimer également sans les mots. L’amour aide à la comprehension des choses, d’oú la célèbre citation d’Antoine de Saint-Exupéry :
« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »
La poésie s’est immergée dans ces zones de non-dits et de décalages, de métaphores, de correspondances. Comment dire en peu de mots, suggérer avec quelques mots choisis, tout un univers poétique. Comment faire passer le sens de l’humour ? Il faut savoir lire entre les lignes : le sens le plus important peut se déceler dans l’ellipse ou dans l’absence…
Voici trois Haïkus célèbres :
À un piment
ajoutez des ailes :
une libellule rouge !
Matsuo Bashô
Le vent du printemps
Découvre les fesses
Du couvreur
Kobayashi Issa (trad. M. Coyaud)
Une fleur tombée
remonte à sa branche !
Non ! c’était un papillon
Arakida Moritake (trad. R. Munier)
Plongées intérieures et harmonies
Babel… Quelle langue parlait-on au Paradis ? Comment a-t-on acquis la connaissance des choses ? Et comment parfois l’a-t-on perdue… (lire cet extrait de La trilogie new-yorkaise – Cité de verre, de Paul Auster, dans Silences : mots détachés, paroles envolées !) ? Comment certaines cultures ont-elles acquis un savoir universel ? Par exemple, la science des vertus médicinales des plantes est-elle due à l’expérience ou à l’intuition ? C’est par la méditation qu’aurait été développée l’acupuncture en Chine. Avec la pratique du Yoga ou des arts martiaux, on sait arrêter le flux des pensées, des images, de l’imagination galopante. Le Feng Shui peut se transmettre et se raconter par des mots, pourtant les résultats visés se situent dans le monde du silence. Surtout ils se ressentent et ne s’expliquent pas forcément. Mais ils existent !
« Ne pas peindre ce qu’on voit, puisqu’on ne voit rien, mais peindre ce qu’on ne voit pas. » Claude Monet
La musique a ceci d’universel que, de même qu’un signe mathématique aura une signification identique pour un indien comme pour un africain à n’importe quel point du globe terrestre, une note vibrera de la même fréquence aux oreilles de chacun. Pour commencer la découverte et l’approche d’une langue étrangère, il est intéressant et productif d’en comprendre la musicalité particulière, avant même d’en étudier les sons et la phonétique. Par exemple le mexicain est beaucoup plus rond, moins tranché que l’espagnol, plus facile à comprendre aussi. Le rythme est plus lent, mais cela dépend des accents. Celui de Zacatecas est chantant et traine légèrement sur la dernières syllabe, un peu à la manière suisse ! Ceux de Mexico City, de Chihuaha ou de Oaxaca sont tous différents. Et le parler populaire ponctue avec des wey et des no mames presque chaque phrase, accentuant certaines parties et donnant beaucoup de couleur et de mouvement au discours.
La peur du vide
L’utilisation d’un langage, quelqu’il soit, a pour but d’établir des ponts entre les individus, entre les cultures. On peut se poser la question : pourquoi actuellement des pays comme la France semblent se fermer de plus en plus à l’altérité ? Europa, ce projet politique et économique de l’après-guerre, ce grand rassemblement des peuples sur cette péninsule du continent asiatique n’y remporte plus beaucoup de voix. L’étranger fait peur…
Concrètement c’est l’usage de l’anglo-américain qui ici, comme partout dans le monde internationalisé, occidentalisé, est devenu la langue de référence. Sans diaboliser cette langue – trop facile de faire du medium le bouc émissaire – est-il pertinent de créer une nouvelle langue par laquelle les peuples se comprendraient mieux? Apprendre plus d’idiomes étrangers permet de s’enrichir, de dépasser les clivages, les incompréhensions, les frustrations et les formes d’intolérances qui par exemple grignotent le projet européen. Celui-ci doit rester avant tout un projet de paix. Sans la paix et la confiance, l’amour, donc l’entente, est impossible.
Les mots ont ce pouvoir : ils nous mettent en face d’évidences, ils ont aussi leur logique pour atteindre à des niveaux de pensée supérieurs. L’image, le signe écrit, occupent l’espace. Le langage, comme la musique, habite le temps. Celle-ci, dit-on, attendrit les mœurs. Elle s’y développe et dépasse les antagonismes pour devenir pure écoute et pure acceptation, voire pure compréhension.
Dites, mais dites-le avec harmonie, le monde s’en portera mieux !!
Florent Hugoniot
article très intéressant, qui ouvre beaucoup de réflexions.
En ce moment au Brésil, dont je ne maîtrise pas la langue même si j’en comprends des bribes, je renoue avec le langage non-verbal et mesure son importance et sa puissance. C’est très intéressant, et stimule le ressenti, l’intuition, l’observation.
Mais sans les mots, je me trouve aussi limitée. J’ai tellement l’habitude (et le goût) de les utiliser!
J’attends d’avoir passé un peu plus de temps en Amérique du Sud pour pouvoir approfondir le débat sur les mutations et particularismes de l’espagnol dans différents pays, à creuser oui!
Je te donnerai mon avis.
Sinon, tu connais je pense : l’espéranto? J’ai une amie qui le parle et le pratique au cours de ses voyages à travers la (petite) communauté qui le parle.
Pour conclure pour l’instant, deux petites expressions idiomatiques brésiliennes qui m’ont bien plu, et résument bien certains aspects de la mentalité de ses locuteurs:
UM KOMI KETO (un comi quieto): quelqu’un qui mange en silence … car il a faim, car c’est bon, car la cuisine le laisse sans voix…
DOR DE COTAVELO, ou douleur du coude de celui ou celle qui, ayant perdu son amour, reste, plein de saudade, la tête dans la main, et la main appuyée sur le coude. C’est sur qu’à la longue, en plus d’avoir le coeur lourd, on a mal au coude! J’ai bien aimé
Gracias Anne pour enrichir cet article de tes expériences personnelles au Brésil ! Que ce beau voyage t’apprenne encore de nombreuses expressions et modes de vie, disfruta lo !
j’aime beaucoup les images choisies pour compléter l’article aussi! Un autre langage que celui des mots que le langage visuel. J’aime beaucoup aussi, et en Amérique du Sud, je suis servie!
Et merci pour ce lien sur le « portugnol » mélange d’espagnol et de portugais á la frontiére brésilienne : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/07/20/la-langue-de-la-triple-frontiere_1550839_3222.html
Un lien sur le dernier film de Godard, « Adieu au langage », un article de Libé : http://next.liberation.fr/cinema/2014/05/21/godard-nom-d-un-chien_1023642