Entrer dans le musée de la Chasse et Nature, c’est se mettre en position à la fois de guetteur, de proie et de prédateur. C’est prendre le risque d’une expérience unique et inestimable par ce qu’elle offre comme renversement des formes et des angles de vue, émoustillante pour les sens et excitante pour les neurones. C’est se confronter, en plein Paris, avec l’organique, retomber dans le monde grouillant et dégoulinant du vivant, des émotions, pénétrer dans le ventre de la Nature. Mais c’est aussi prendre de la hauteur grâce à la mise à distance que permet l’approche artistique.
Sensuel, dérangeant, intrigant… Des matières et des odeurs, des plumes et du velours, de la peau, des écailles, des poils, des viscères dans cet écrin sophistiqué du Marais. Tiens, velours prend un S, c’est singulier. Désir de classifier, comme les savants de l’Antiquité, les compteurs d’étoiles, les encyclopédistes…
Des surprises tout en humour, grâce aux interventions des artistes régulièrement invités, qui, en plus de disposer de salles temporaires, ponctuent de leurs oeuvres les salles permanentes du musée. Tout y est dans les détails ! Les champs de vison s’ouvrent, les codes s’inversent, des nouveaux écosystèmes se créent, des microcosmes se développent apparemment chacun isolément du reste. Le renard à côté du sanglier, la forêt derrière la mer…
Et pourtant, le reste, c’est incommensurable. Ça ne peut pas tenir tout entier dans une belle architecture classique de Mansart, devenue ce cabinet de curiosité sans âge qui nous tire aux confins du sacré et du profane, prétexte aujourd’hui à un retour sur soi et sa propre animalité, à notre envie dévorante de voir et de savoir, mais plus encore à une fuite en avant et à des débordements.
Une fois le seuil de l’hôtel de Guénégaud franchi, on ressent une impression de décentrement, comme si on était happé par tout l’univers fantastique que représente le cycle de la vie ou encore la mise à mort. D’étranges correspondances nous assaillent, l’Homme quitte le sommet de la pyramide des espèces pour se mélanger à la tourbe de nos ancêtres. On retombe aux limites du Chaos grec (χαίνω/khaínô), dans des univers-archipels interdépendants, perdu dans un tube digestif infini où notre part animale entre en résonance avec nos compagnons terrestres, aquatiques, aériens. Ici nous entrons dans un monde magique ou l’intime se mêle au cosmique. Mais aussi au feu des battues, au fumet des cuisines, à la chaleur de l’espace privé…
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Ici, les pulsions prennent corps et nous sommes réinvestis par des questionnements, des inquiétudes inévitables sur les sentiers du braconnage, comme face à l’Allée des Mystères. Car que signifie chasser au XXIe siècle ? Cette activité ne se serait-elle pas particulièrement développée dans nos rapports sociaux, où le pouvoir, le sexe, mais aussi le statut et le sacré, représentent des terrains propices ?? Stratégies de survie dans l’univers urbain, avec ses pièges, sa violence, sa vénalité, ses abris et ses fausses pudeurs. Les feux s’allument au fond des regards. Être en chasse. Avoir du flair. Tirer son coup. Manger ou être mangé…
On pourrait dire que cet hôtel du XVIIIe siècle a retrouvé une âme d’enfant romantique et espiègle depuis le lifting opéré il y a 11 ans, dans un espace qu’on imaginerait facilement poussiéreux et ennuyeux à mourir, avec ses galeries d’animaux empaillés fréquentées uniquement par des personnages en informe tenue kaki se racontant leurs dernière orgie dans une forêt de Sologne ou d’Alsace.
La chasse y est abordée certes sous un aspect scientifique, prétexte à un inventaire : techniques, habitudes des animaux, instruments et produits de la chasse. Mais aussi représentation de la faune et de la chasse au cours des âges, significations historiques, voire ésotériques. Les textes des cartels explicatifs dans chaque salle sont finement ouvragés, précieux et instructifs. Cependant on a cette écrasante sensation d’arriver avant le banquet ou après les agapes, dans un décor qui attend quelque action d’éclat. Y aurait-il Il y a un cadavre sous le tapis ? Une révélation, des expériences en cours aux limites de la décence. Envie de petits meurtres entre amis ? Ou pire encore, d’un coït incestueux entre un serpent et une langouste, d’un duel entre une chouette et un loup. Que de lourds rideaux damassés tombent, que nos derniers voiles de pudeur s’envolent. Glissement de sens, glissements de chairs. Le roman moderne peut de nouveau s’écrire, l’espace s’érotiser.
Nous sommes au centre d’un dialogue entre pratiques artistiques de différentes époques. Et d’un rapprochement symbolique opéré entre l’homo urbanus et le monde animal.
Or comment ne pas s’étonner de ce paradoxe : le raffinement de la présentation des différentes espèces telles le sanglier, le cerf, le faucon, avec toutes leurs prolongations dans l’imaginaire et les mythes (les fables de La Fontaine, le Roman de Renard, les Contes d’Ovide, certaines divinités zoomorphes égyptiennes…) ; et la réalité au XXIe siècle de la disparition massive des espèces sur la planète, dans les océans et les mers, dans les airs, du fait de l’action directe des humains ! Sous l’ère de l’anthropocène, la vie des animaux survivant à la 6e exctinction massive d’espèces deviendra elle-même précieuse comme des gemmes. Le déluge de vidéos sur Facebook mettant en scène des animaux familiers, celles capturant les mouvements et les couleurs d’un oiseau ou d’un felin en voie de disparition, est-ce une tentative bien vaine de sensibiliser ses contacts sur le sujet ? Ou de toucher encore une fois du doigt (mais derrière la vitre d’un aquarium, l’écran d’un smartphone) ces cousins à poil et à plumes qui disparaissent et s’effacent dans le silence coupable des humains ? Une dernière larme avant de pouvoir en fabriquer des copies artificielles, comme dans le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott ? Un besoin de se rassurer en réinvestissant, tant qu’il est possible, le règne animal ? Pour s’y sauver, s’y purifier, pour retrouver du sens, une place dans la grande architecture du vivant ??
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Les missions du musée de la Chasse et de la Nature (et de la Fondation qui chapeaute le lieu) sont donc diverses :
« Créée par François Sommer (194-1973) et son épouse Jacqueline (1913-1993), la fondation est reconnue d’utilité publique par décret du 30 novembre 1966. Elle œuvre à la construction d’un dialogue apaisé entre tous les utilisateurs de la nature, chasseurs et non-chasseurs. Elle souhaite diffuser dans la société des valeurs d’une conception humaniste de l’écologie et agir avec sincérité – dans le respect de la dignité de l’homme – pour l’utilisation durable des ressources naturelles. »
Lors de ma visite du musée au mois de juin dernier, les artistes invités étaient la céramiste américaine Laurie Karp, deux artistes israéliens qui exposaient dans le cadre de la Saison France-Israël 2018 et le peintre francais Gérard Garouste, que j’adore. C’est d’ailleurs l’exposition intitulée Diane et Actéon de celui-ci, située dans une salle au rez-de-chaussée, qui m’avait incité à y retourner.
Diane et Actéon – Gérard Garouste
« Peintre, graveur et sculpteur, Gérard Garouste (né en 1946) s’inspire souvent des grands textes de références. La Bible, le Talmud ou, dans un registre plus littéraire, le Don Quichotte de Cervantés, servent d’alibi â ses complexes jeux plastiques où l’audace des forme et des couleurs s’affranchit des contraintes de la vraisemblance.
À la demande du musée de la Chasse et de la Nature, Gérard Garouste s’est intéressé au Mythe de Diane et Actéon, l’un des plus beaux qu’ai relaté le poète latin Ovide (43 av. J.C. – 17 ap. J.C.) dans ses métamorphoses : Actéon, chasseur insatiable, s’étant aventuré dans un bois à la recherche de la fraîcheur, surprend la déesse Diane alors qu’elle se baigne nue avec ses suivantes. Lui, simple mortel, ose porter un regard de désir sur la divinité qui se venge en lui jetant un sort. Soudain transformé en cerf, il devient la proie de ses propres chiens qui le mettent à mort.
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« Le fourré », Gérard Garouste 2018 – sanguine, mine de plomb et pastel sur papier – Courtesy Galerie Daniel Templon – un dessin préparatoire aux confins de la zoophilie pour « Diane et Actéon »
Le mythe qui traite du regard, du désir et de la capture, avait tout pour séduire Gérard Garouste. Aussi, ne se contentant pas de satisfaire la commande du musée de la Chasse et de la Nature, celui-ci a multiplié les études, les dessins et les toiles sur ce thème. Singulièrement, la déesse Diane y ressemble à l’épouse du peintre, tandis que ce dernier prête ses traits à l’infortuné chasseur. Pour l’exposition, toutes les œuvres ainsi produites sont réunies autour du tableau peint pour le musée. Elles entrent en résonance avec les œuvres anciennes illustrant ce thème au sein des collections permanentes. »
Commissariat : Claude d’Anthenaise
Ouvrage édité à l’occasion de l’exposition : Zeugma, Éditions Galerie Templon, 2018, 88 pages
Seven Lakes Drive – Laurie Karp
« Formée à la Rhode Island School of Design où elle découvre une multitude de supports, Laurie Karp expérimente diverses techniques à la sortie de ses études allant de la céramique à la peinture, en passant par la vidéo. Ayant le goût des hybridations dans ses formes autant que dans les techniques de création, elle mixe fréquemment ces modes d’expression au sein d’une même œuvre. Ainsi, imbriquant divers types d’images, elle peut combiner ses formes sculpturales avec des dessins ou vidéo. Dans le même esprit, elle associe image et textile : utilisant la technique traditionnelle de la broderie, elle crée des images numériques dont elle s’applique à suggérer les pixels à l’aiguille. Mais c’est à la céramique qu’elle revient le plus volontiers pour donner vie à un monde étrangement organique. Utilisant la richesse d’effet que permet l’émail, elle s’attache à évoquer la diversité des textures et des matières. Ce sont souvent des fragments anatomiques, lambeaux ou viscères, petites formes charnelles qui paraissent destinés à un festin barbare. La cruauté n’est jamais loin.
Jouant de l’attraction de techniques associées aux arts décoratifs, Laurie Karp esquisse des scènes déroutantes ou hommes et bêtes entretiennent des rapports ambigus. Sa vision de la nature n’est pas celle d’un Eden immobile et serein. Elle l’envisage plutôt comme une sorte de théâtre tragicomique dont les acteurs seraient animés par le désir et la faim. Leurs étreintes mortelles, leurs luttes bec et ongles, elle les voile sous l’apparence charmeuse de la céramique ou de la broderie. C’est dans cet esprit qu’elle a conçu l’essentiel des pièces créées pour l’exposition au musée de la Chasse et de la Nature.
Issues d’une résidence du musée de la Céramique de Desvres , un ensemble d’œuvres en faïence émaillée décline le thème de la forêt. Mais La thématique de l’eau n’est jamais loin de son travail et les formes organiques couvertes d’écailles voisinent avec des condensés de paysages au sein d’installations dont l’artiste laisse à l’observateur le soin d’élucider l’intrigue. L’élément liquide est encore présent, mais canalisé cette fois, dans une tuyauterie proliférant d’où jaillissent des fleurs de glycine. À la Manufacture de Sèvres – Cité de la céramique, Laurie Karp a également conçu un ensemble de sculptures en porcelaine destinés aux salons de peinture du musée de la Chasse et de la Nature. Reprenant les formes, les décors et les techniques issus du répertoire de la manufacture créée à l’initiative de la marquise de Pompadour, elle crée un ensemble faussement rassurant. Elle y perpétue de petits crimes avec humour et férocité, sous couvert d’un décor aux accents rococo. »
http://www.chassenature.org/seven-lakes-drive/
Jusqu’au 2 septembre 2018
Zadock Ben-David
Le musée de la Chasse et de la Nature participe à la Saison France-Israël 2018 en présentant les œuvres de seux artistes israéliens.
Blackfield de Zadock Ben-David est une installation composée de centaines de fleurs de métal découpées et plantées dans une fine couche de sable. Provenant d’encyclopédies victoriennes du XIXe siècle, ces plantes composent une sorte d’immense toile de Jouy ou de Liberty en trois dimensions. Le travail de l’artiste joue avec la perspective, tandis qu’aver et revers de l’œuvre questionnent la vie et la mort.
du 5 juin au 2 septembre 2018 – Saison France-Israël 2018
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Voici pour terminer, une visite en quelques images des salles du musée, que je conseille vivement aux amoureux de l’Art et de la Nature !
Florent Hugoniot
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Gérard Garouste
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Laurie Karp
- Zadock Ben-David
- Zadock Ben-David
- Zadock Ben-David
- Zadock Ben-David
- Zadock Ben-David
- Zadock Ben-David
- Zadock Ben-David
- Atlas d’une cosmogonie – Patrick Van Caeckengerghg, 2006
- Atlas d’une cosmogonie – Patrick Van Caeckengergh
Galerie Templon : CLIQUEZ ET FEUILLETEZ LE CATALOGUE ZEUGMA, DE GÉRARD GAROUSTE, CRÉÉ PAR COMMUNIC’ART
https://www.communicart.fr/en/node/7046