
Œuvre [du latin opera : « travail »]
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3 – La femme un peu crâne
Elle avait traversé son champ de vision de la droite vers la gauche, dans un mouvement très ample et avec un naturel abouti. Bruno contemplait alors les reflets de lumière sur les vaguelettes. Lorsque leurs deux regards se croisèrent, la femme dans tout l’éclat et la majesté de sa maturité le gratifia d’un large sourire. Mais il ne sut pas vraiment si celui-ci lui était destiné, ou si celle-ci l’affichait par bravache : combien de touristes qui longeaient à pas comptés les petites rues de la station touristique semblaient y afficher une mine réjouie en permanence, avec un sourire convenu, teinté parfois d’une forme de détachement qu’il estimait plus feinte que réelle ? Une attitude qui lui semblait au final un peu obligée, empruntée.
Même s’il devait se l’avouer parfois, sa mauvaise humeur persistante, du fait de son sombre caractère, lui barrait l’accès trop souvent à ces moments privilégiés de fraicheur ; lui-même se sentait en décalage, pas toujours en phase à chaque fois qu’il revenait par ici. D’une manière contradictoire, Bruno adorait Mazunte, principalement pour son paysage et les énergies vitales qui s’y recélaient, et pourtant il devenait vite mal à l’aise parmi tout ce folklore new-age. Bruno savait qu’il devait partager ces moments de grâce avec d’autres inconnus, mais quand même, il se sentait toujours gêné intérieurement par tant d’éloquence dans la perfection, lui qui avait une relation trouble avec l’idée du bonheur absolu. Il savait qu’il devait encore faire un travail sur lui-même afin d’abandonner cet obstacle sur le chemin de la plénitude.
Le sourire rayonnant de la femme lui paraissait en tout cas trop parfait pour être crédible. C’était un peu, avec les bracelets en pierres semi-précieuses et les tenues évaporées, un élément central de la panoplie « hippie-chic » de Mazunte. Un style qui s’était particulièrement propagé ces dernières années, depuis que cette zone de la côte pacifique de Oaxaca avait recu la dénomination de Pueblo Mágico. C’en était parfois presque indécent, ce luxe de détails et de gestes qui invitaient à la légèreté chez ces beautifull people débarqués des quatre coins de la planète ; tandis que les Mexicains natifs, la plupart employés des hôtels et restaurants de plus en plus haut de gamme, vaquaient sans aucune forme de cérémonie à leurs occupations quotidiennes. Le travailleur local œuvrait à l’assurance quotidienne du confort pour le primer-mundiste cosmopolite et en vacances, devant lequel ou laquelle toutes les gentillesses et les attentions devaient se déployer pour étayer tant d’éphémères d’allégresses.
La femme s’éloignait sur le sable humide, avec force gestes qui exprimaient la tonicité des jours solaires. On pouvait admirer sa sihouette parfaite de dos, le balancement de ses bras qui accompagnait sa démarche assurée. Comme pour parfaire et prolonger ce corps ferme et son élan net et dynamique, une étoffe aérienne l’enveloppait tout en accrochant un peu plus le regard. Elle portait une tenue d’une seule pièce qui tombait de ses épaules dénudées jusqu’aux pieds, coupée dans un tissu fin et clair – certainement du coton ou du lin de qualité – lui conférant une allure sensuelle. Une sorte de combinaison légère couleur chair, parfaite pour la saison, composée d’un haut sans manche qui se terminait en pantalon évasé aux chevilles. Judicieusement choisie, cette tenue la faisait apparaître encore plus sexy dans cet après-midi finissant. Une sur-nudité en quelque sorte, un rien provoquante – mais Bruno ne confondait tout de même pas le chic de Mazunte avec le débrayé et la vulgarité échangiste du Cap d’Agde.
La femme s’était installée un peu plus loin sur la plage en pente douce. Elle déposa d’abord fermement son sac et sa serviette, puis, en deux temps, trois mouvements, elle se libéra de sa tenue pour arborer un maillot de bain deux-pièces dans les mêmes tons rose-crème. La femme se laissa alors glisser jusqu’aux premières vagues du rivage.
C’est à cet instant précis que Bruno se prit d’un petit jeu mental, une mise à distance personnelle : il embrassa d’un coup d’oeil toute l’étendue de cette partie de la plage, le calme flux et reflux des vagues, leur scintillement diaphane dans le soir, contemplant à la fois la permanence et l’impermanence des choses. Or il n’y avait pas d’autre scénario possible. Dans l’espace de deux secondes, la femme allait entrer dans l’eau, pour se fondre dans ce paysage liquide et toujours renouvelé. Rien ni personne ne pouvait maintenant l’en empêcher.
Effectivement, elle pénétra l’océan en plongeant d’un bond dans un rouleau d’eau salée, puis s’enfonça dans le miroir maritime.
La femme disparu de sa réalité un court instant, comme si elle n’avait jamais existé, absorbée par une Beauté trop intense et si vibrante, capable de digérer la sienne et son existence propre. Elle embrassait et se laissait embrasser par l’étendue ; s’éclipsait si simplement, dans la tiédeur marine et la célébration estivale de la Vie toute entière, une vie particulière et remplie d’énergie.
Interruption dans le fil de l’eau, souffle arrêté dans l’air, éternité en pause, sentiment océanique… Bruno ne se lassait pas de ces pensées, lorsque la femme réapparu rapidement, à quelque mètres seulement de son point d’engloutissement. Puis elle continua de nager comme de rien, concentrée sur ses mouvements de bras et de jambes, la tête bien droite hors de l’eau, dans une économie suffisante pour la faire glisser, fluide et sans efforts apparents, sur la surface de l’océan.
Ce qui ne rompit en rien le charme de sa vision crépusculaire.
Au large, de gros cumulonimbus, signe d’orage, se préparaient à masquer progressivement la voute céleste et les étoiles sur le point de naître : il n’y aura pas de coucher de soleil impressionnant aujourd’hui, le moment d’illumination était déjà terminé.
Florent Hugoniot – Oaxaca, juin 2021
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À ma mère