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Potchutla – Tel Aviv – San José del Pacifico
La nuit tombe subrepticement et me vois obligé d’écourter ma dernière soirée sur la côte pacifique. Aucun moyen de choper un suburbano au départ de Zipolite, ils sont déjà tous pleins m’assure la réceptionniste de la petite agence de la compagnie Lineas Unidas. Même son de cloche à Eclipse. Qu’importe, je dois absolument être à Oaxaca en début de matinée, donc je n’ai d’autre choix que d’aller à Potchutla où les minibus partent toutes les heures du jour ou de la nuit pour la capitale.
Assez rapidement je rejoins la ville de Pochutla en colectivo, et réserve à l’agence Eclipse un siège situé juste derrière la place chauffeur, afin de ne pas être trop balloté dans les virages et pouvoir dormir un peu pendant le voyage de 6h30. Le prochain bus part dans 20 mn, juste le temps d’acheter de l’eau et un en-cas. Je laisse mes affaires sur un banc dans le passage des véhicules, sous la surveillance imaginaire d’un jeune couple de touristes occidentaux qui attend avec excitation le signal du départ. Puis je reviens et finis par tuer le temps en marchant dans le le parking-jardin au fond de l’agence et en fumant.
Le chauffeur ouvre enfin la porte latérale du véhicule en repos dans l’ombre des grands arbres, et le couple s’engouffre dans le minibus. Il s’installe sur la première banquette. Je lui fais alors remarquer en espagnol que j‘ai réservé une place à l’avant ; s’en suit une explication un peu nerveuse avec la jeune femme, comme quoi le minibus étant presque vide, le chauffeur leur a dit qu’ils pouvaient choisir les sièges qui leur convenaient. C’est en levant les yeux sur elle que je découvre l’harmonie et la finesse de son visage. Elle se tient très droite, ce qui fait ressortir la cambrure de son dos.
Nous continuons l’explication en anglais, et dans le ton de la jeune fille pointe, derrière l’impatience d’arriver à San José del Pacifico – info qui arrive vite dans le fil de la conversation – la fatigue d’un long voyage. Ce qui n’enlève rien à la beauté de la jeune femme. Celle-ci est brune avec le teint très clair, un visage pointu posé sur une gorge de biche. Ses traits se dessinent dans la lumière crue et blanche qui émane du plafonnier du véhicule, un peu comme un bel animal fatigué découvert par les torches électriques des chasseurs. Les deux jeunes gens – chacun doit avoir un peu plus de 20 ans – me font alors comprendre qu’ils s’accommoderont sans problème des autres fauteuils, et nous nous installons pour le long voyage dans les lacets de la route par la Sierra Madre Sur. Je leur recommande de préparer des habits chauds pour leur arrivée au sommet de la montagne, mais il n’en font pas cas, comme s’ils étaient animés de leur propre feu intérieur, ou qu’ils aient accumulé dans leurs corps assez de chaleur solaire pour la nuit.
Le jeune homme s’assied derrière moi, suffisamment décalé pour qu’il entre dans mon champ de vision si je tourne la tête à droite. Tandis que la jeune fille élancée s’allonge, un peu plus loin vers le fond du véhicule.
Lui est plutôt robuste, barbu, les cheveux châtain bouclés de type moyen-oriental. Autant viril que sa compagne de type européen est féminine. Il engage immédiatement la conversation dans son espagnol limité, et insiste pour que nous discutions « para practicar » un moment, ce à quoi j’acquiesce. Au contraire, je ne suis pas fatigué et la conversation peut s’avérer stimulante. Avec un visage ouvert, curieux et taquin, le jeune homme se montre mûr pour vivre une expérience ébouriffante dans le village dans les nuages. San José del Pacifico attire en effet de plus en plus de backpackers en quête d’aventure psychédélique, qui s’élancent vers ce petit village en pleine croissance démographique suite au business touristico-chamanique, pour pousser les Portes du Ciel et de la Perception* via la consommation des hongos mágicos, champignons hallucinogènes qui permettent un voyage astral, ou quelques heures de bonne rigolade avec un groupe d’amis – si le voyage se passe bien (lire Tortuga Karma).
Le jeune homme me raconte qu’ils arrivent directement de Chakawa, une mangrove de la côte où ils ont passé trois semaines à se reposer, profiter de la plage, se mettre au surf et apprendre l’espagnol. Lui et sa compagne sont israéliens, ils sont nés à Tel Aviv. C’est leur premier séjour au Mexique et ils en sont enchantés. Ils paraissent lancés dans une expérience immersive qui les effleure pourtant à peine. Leur complicité amoureuse est communicative ainsi que leur manière de se moquer des choses ou de n’importe quel incident de parcours, comme deux enfants devant un jeu géant. Ils brillent de leur propre narration, inventant leur aventure au jour le jour.
Le jeune homme évoque aussi comment dans le Sinaï, il s’est rapproché et occupé d’un jeune musulman sur place, comment est née une complicité de quelques semaines. Il est surpris que je vive au Mexique depuis tant d’années, comment ai-je pu m’intégrer à cette culture différente et me fondre dans le paysage ? Puis son espagnol se fait plus vague, la fatigue le gagne, le rythme des virages nous berce dans nos fauteuils et nous nous replions à la recherche de nos rêves distincts.
Vers 2h du matin, à la moitié du trajet, lorsque le minibus entre dans le village désert, les deux jeunes Israéliens dorment toujours. Le chauffeur allume le plafonnier, et pendant qu’ils émergent de leur sommeil, il leur explique qu’ils sont arrivés à destination. L’arrêt est plutôt rapide et expéditif à cette heure de la nuit, aucun commerce n’étant ouvert. J’ai juste le temps de les saluer en m’assurant qu’ils ont bien un lieu pour atterrir et de les suivre du regard par la fenêtre close.
Ils se précipitent, encore en tenue de plage, vers le coffre à l’arrière du véhicule pour récupérer leurs sacs à dos, qu’ils jettent aussi prestement au sol sur une place de stationnement vide. Ils ouvrent les fermetures éclair avec des gestes amples, déballent et envoient tout autour d’eux des pulls, des pantalons et des serviettes de plage. Le couple s’active et éclate de rire, tels des acteurs ou des danseurs de claquettes enfilant leur costume avant de passer sur une scène de Music-hall à Broadway. Le vent souffle fort, il fait moins de 10 degrés Celsius mais cela ne refrène pas leur enthousiasme le moins du monde.
Le suburbano repart, la piste de cirque éclairée avec sa jeunesse bohème et dansante glisse dans l’ombre protectrice de la montagne et le chant des grillons.

Je repense alors à cette autre soirée, deux jours plus tôt sur la côte. En hiver, les nuits commencent tôt et y sont douces, particulièrement celle-ci. Là aussi, les grillons chantent toute la nuit. Allongé dans ma chambre et me laissant couler dans la somnolence, j’entends s’élever comme une mélodie. Celle étrange d’un oiseau juché sur le toit de palmes? Je comprends assez vite que c’est en fait une fille qui jouit de plus en plus fort, sans pouvoir ni vouloir étouffer le son qui sort de sa gorge. Un ravissement, une libération surgit en cascade du premier étage, un orgasme de fin de journée ensoleillée et heureuse. La jeune voix d’alto semblait nager entre les constellations d´étoiles que je pouvais apprécier de mon lit, immobile et attentif, par la moustiquaire de la fenêtre panoramique.
Une fois la note finale féminine, vint la conclusion du baryton. Son partenaire laissa échapper une succession de sons rauques et graves, comme l’agonie d’une bête blessée, ce qui fit irrémédiablement retomber sur terre et dans l’océan toute l’harmonie céleste de ce moment suspendu à un improbable récital.
Pluie d’étoiles filantes, métaphore de nos vies incandescentes.
Florent Hugoniot
* Aldous Huxley, puis The Doors, The Beattles, The Rolling Stones