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Quatre ans que je n’avais pas fait le grand vol plané au dessus de l’océan atlantique… quatre années de chamboulements de nos mondes, extérieurs comme intérieurs. Des choix, des directions qui s’éclaircissent, d’autres qui ont fondu dans le décor. De nouvelles techniques, de nouvelles modalités pour se mettre en relation les uns avec les autres. Cette publication propose de reprendre le pouls de la vie en France.
Des gens sont morts pendant ces 4 années, dont 2 années de Covid, pas vécues de la même manières de part et d’autre de l’océan. Des connaissances, un ami de mon âge emporté par le cancer, des disparus, pas forcément de la Covid, certains simplement de vieillesse, de fatigue ou de stress. Une dose expérimentale de trop aussi peut-être. Ceux-là sont sortis de ce monde des manifestations terrestres, sans faire de bruit. On évoque autour d’un sirop les arrangements avec l’absence d’un être cher, pendant que chante un merle dans le couchant. Il reste comme une trace de buée sur les verres, séquelles de la panicovid, des questions en suspens, collées aux minutes qui s’égrainent.
Des personnes se sont évanouies dans le maelstrom de l’époque. Ils ou elles se sont dissouts dans les effluves de gel alcoolisé, dans des espaces intérieurs trop aseptisés. Abandonnées à la noirceur, à leurs ombres, parties trop loin en pensée, ou restées toujours enfermées chez elles, prisonniers de leurs vies contingencées, de la peur de vivre et de se consumer trop vite. Panique à bord, l’inconnu est parmi nous. L’obsession du rangement, de l’hygiène, la peur du désordre, du choc des rythmes vitaux, des névroses en progression… D’autres s’éveillent et fructifient. Parmi des deuils en cours ou à venir, les destins continuent de se tisser.
Un itinéraire estival en forme de rectangle presque parfait sur la carte de la France, comme une série de court-métrages muets, quelques clichés volés, voici ce que je propose dans cette publication : Paris, la Franche-Comté, la Savoie, le Midi provençal puis occitan, Paris encore. Ayant encore le goût de la mer Méditerranée sous la langue, ainsi que la caresse tiède du cours de l’Aveyron sur le corps, je publie cette série en 4 parties, accompagné d’imaes prises par ci par là, qui vient avec le repos du voyage, lorsque la poussière retombe au sol.
Pays de Montbéliard

XXCX
Le Pays de Montbéliard vieillit dans mon esprit, mais vit de son rythme et de ses solidarités propres. Il maintient en forme et en bonne santé – comme il peut dans un désert médical désormais – la population vartée, en partie issue de l’immiration, ainsi que ses retraités, anciens salariés de Peugeot, des commerces et des petites industries de la région, de l’administration locale. C’est pourtant la générosité du monde végétal et animal, la vitalité de cette fin de mois de juin qui animent et éclairent chaque jour les paysages vallonnés du Doubs. Les champs sont détrempés, il a beaucoup plu ces derniers jours. De furieux orages rodent dans le Grand Est de la France. Pendant que je tourne avec ma marraine les pages d’albums de photos de famille, la végétation luxuriante se fait de plus en plus insistante aux fenêtres. Elle semble filtrer et digérer dans ses frondaisons, le souvenir de vies qui s’effacent devant d’autres, comme le brouillard se dissipe à la lumière du soleil vif et matinal.
Peut-être avons nous gagné, dans nos dernières blessures à l’âme, plus de présence dans la façon de se parler, de se regarder… Car la réalité de nos finitudes, de nos fragilités rend ces moments encore plus précieux, vibrants et palpables, même s’ils se dérobent vite aux sens et deviennent souvenirs. Mais se retrouver pour se dire quoi réellement ? Certaines paroles son attendues, nécessaires même. De celles qui ne peuvent pas se dire à distance. Partager un moment, des émotions, c’est ce qui restera avant tout, et lavera les impatiences et les frustrations. Vérifier qu’on est toujours vivant, sur le pont, bien ancré ou un peu trop à veau l’eau… S’évaluer : soi-même, mais aussi les autres, revoir ses semblables dans la nudité, parfois dans la crudité de la clarté estivale.
Le régal d’une fondue savoyarde dans le jardin en plein été, les abeilles et les papillons qui s’accrochent en butinant au panache de fleurs des champs posé sur la table. Une guêpe goutte l’eau de vie de mirabelles dans le verre à liqueur. Celui-ci est presque vide et son cul épais réfracte des objets indistincts alentour. Ou est-ce de la poire? Yvonne se donne deux fois plus de mal depuis que Jean a été opéré du cœur et n’a pas encore récupéré. Ils ont chacun un assortiment de médicaments multicolores à prendre suite à leurs opérations cardiaques – Yvonne il y a déjà 4 ans, Jean cette année – comme un rituel du matin et du soir, parfois délaissé par lassitude. Le jardin potager est encore beau cette année, tout agrémenté de fleurs, mais les arbres fruitiers sont laissés à l’abandon aux mousses et salpêtres. On n’a plus toute la force pour entretenir la maison, intérieurs et extérieurs. Déjà habiter une maison, l’entretenir, c’est un effort. On sait qu’on ne sera pas toujours ici, au milieu des objets kitsch de la salle à manger, ou sous la pergola, bien rangés autour de coupes de champagne tandis que bruisse la nature tout autour et froufroute la guirlande mexicaine de papel picado au dessus de nos têtes. Mais là, on a une bonne occasion, nos retrouvailles depuis 4 ans ! Et puis l’été qui partout chante la vie, les odeurs des champs de blé et de maïs couverts de rosée à l’aurore, les cerises cueillies à même les arbres comme on chaparderait des étoiles sanguines. On en voudra toujours et encore, du clafouti.
La chaîne des Alpes suisses, puis françaises, comme jamais vues, imposantes mais diaphanes ; de la roche jaillissant sur l’horizon, mesure du temps qui nous dépasse ; une toile de fond adoucie par les neiges éternelles, cette belle formule qui rassure. Les grandes mandibulaires de Chronos filent en bordure du lac Léman et ne se refermeront pas sur moi cette fois-ci.
L’anticyclone, et de fait la canicule, s’installent sur l’Hexagone. J‘emporte dans la voiture pour Annecy les deux dernières tranches du kouglof qu’Yvonne avait préparé la nuit précédant mon arrivée.
Florent Hugoniot
Suite : le Midi