
L’insouciance de l’heure du rosé
Comment ne pas succomber à la magnificence des commerces de bouche français! Le pain bien cuit, bien pétri, assorti de cochonnailles et de fromage affiné, les sorbets aux cent parfums, le nuancier des vins rosés, les rayons Saveur de France au supermarché, les boutiques et cafés apprêtés, des sourires, des silhouettes toniques, la parapharmacie, le cosmopolitisme, la fête à l’hédonisme ! Toutes ces petites saveurs piquantes, acides, sucrées, salées, ces odeurs alcoolisées qui repoussent l’amertume de l’existence et se consomment si possible à l’air libre, sur une terrasse ou à la plage.
Car c’est là au final que nous reconstruisons nos petites forteresses avec des bouts de tissus, des parasols, ces cabanes de paille et de bois qui tiennent à distance les grands tracas du monde, et depuis lesquelles il est encore possible de scruter le présent, envisager des futurs. La plage est devenue le vrai creuset populaire, où les corps s’exposent ou se devinent. Les corps noirs se mêlent aux corps mats, écrevisses, aux roses pâles délicats. Les tenues vestimentaires, les habitudes des uns et des autres se tolèrent et se partagent. Tandis qu’au fond du sac, parmi la baguette tradition qui sèche, quelques grains de sable et le saucisson à demi entamé, des forces géopolitiques, économiques, idéologiques, religieuses s’affrontent dans des téléphones connectés en permanence. Machines à messages qui chauffent trop (les téléphones portables n’ont rien à faire à la plage mais les appareils photos, plus adéquats, sont également délicats) et qu’on essaie d’oublier un moment. Mettre à distance le chaos du monde, qu’il soit d’après ou d’avant. Les conversations triviales des voisins de serviette font oublier les mauvais jours, le démantèlement des services publics, le récent et quotidien décompte des morts labellisés Covid.
Intérieurs

Des espaces fonctionnels, si bien agencés, décorés, des tiroirs qui glissent sans bruit, des placards qui s’ouvrent sur de la vaisselle choisie subtilement, débordent de denrées succulentes. Une place pour chaque chose. Depuis les balcons fleuris, des couchers de soleil somptueux et doux au regard. Derrière les baies vitrées, les feux d’artifices assourdis (sans les pétards mexicains et les cris de chiens coincés sur les toits). Le calme, parfois même le silence qui persiste toute la journée dans les zones résidentielles, sur les places ombragées. On en oublierait même le bercement du chant des cigales.
Ces intérieurs dans lesquels se sont préservés ou s’abandonnent encore des proches, pas forcément remis totalement du trauma des confinements successifs et incohérents. Le désordre de la rue n’y a pas sa place, on y reproduit de luxueux rituels privés, on s’y lave avec des savons fruités, on y savoure du bon vin, encore bon marché en France, et évidemment des produits biologiques assez chers, pendant qu’un fond musical maintient le rythme et l’atmosphère conviviale. Certaines fois, on sent qu’il ne faut pas trop bousculer ce rituel, bien vite s’adapter aux exigences du style de vie à la française, se contrôler pour ne pas passer pour un intrus ou un profiteur. L’accueil généreux que j’ai reçu partout dans le Midi ne se départi pas d’une vigilance face à l’immiscion trop brusque d’univers extérieurs, d’autres manières de faire, d’aider, de se comporter. Un faux-pas, une mauvaise blague et on passe vite pour un barbare. D’autant plus quand les espaces de vie se transforment inexorablement en maisons témoins, en cocons géants.
Mais je ne suis qu’un passager dans ces maisons, ces jardins et ces appartements. Vivre au Mexique depuis 10 ans m’a appris le peut-être demain, et l’acceptation du manque ou de l’imprévu. Conscient que c’est à moi de me plier aux règles de vie locale, somme toute assez uniformes, dans le respect de la maisonnée, de la personne ou de la tribu, je tiens mon rôle du voyageur avec une touche d’exotisme et d’imprévu, un remue-ménage qui vient troubler les eaux trop dormantes.
C’est à Montpellier qu’on peut habiter les espaces publics avec le plus de fluidité, se protéger de la chaleur ici ou là, se fondre sans heurt dans les ruelles médiévales en pierre. Marseille reste le cœur battant de toute la bordure méditerranéenne, mais c’est un cœur rude, mal dégrossi, où la lutte pour s’imposer dans le territoire se joue au niveau de l’occupation des trottoirs et des gares. Présence massive, brutale des corps et débit puissant de paroles portés comme une armure naturelle. Pour s’y régénérer, il est indispensable de conserver ses jardins secrets ou de vivre dans des zones côtières, périphériques, peu accessibles et privatisées, comme dans le Mexique moderne et férocement classista.









La fuite du masculin
Ma génération, cinquantenaire aujourd’hui, alors qu’elle semble avoir dépassé les questions de genre, continue de jouer à sauvegarder des valeurs d’un autre temps, de se situer dans l’opposition souvent forcée entre le masculin et le féminin. La guerre des sexes se perpétue dans des intérieurs lumineux ou des chambres à demi-jour, forte sans être toujours violente. Mais combien de doutes exprimés lors de longues discussions en fin de repas ou pendant un trajet en voiture, sur la permanence du pôle masculin, sur le rôle qui est désormais imparti à l’homme dans la société ubérisée, numérisée, où tout doit être géré comme dans une micro-entreprise, jusqu’aux lessives familiales. Rôle que les femmes veulent lui faire jouer encore, rôle du père trop absent, trop macho… C’est à l’homme de porter la culpabilité et la responsabilité du désordre de ce monde – dirigé par des grands prédateurs et des femmes de fer, chevaliers imputrescibles de l’ultra-capitalisme – qui pourtant le dépasse et le charge encore plus de peines, de colères.
Quelle hypocrisie, comme si les la gente féminine française n’avait jamais profité ni joui de la France impériale, coloniale, néocoloniale et désormais sous la coupe de l’Eurozone et de l’OTAN. Les produits des 4 coins du monde continuent d’affluer dans la métropole selon des accords commerciaux très avantageux. Ce sont les intermédiaires, dont beaucoup de braves Français(es) qui prennent largement leurs marges, dans les centres commerciaux ou sur les marchés de Provence, et qui font monter les prix en flèche, sous prétexte de tout. Actuellement c’est la guerre en Ukraine… la guerre qui fait peur aux femmes comme aux hommes, la guerre commerciale incessante qui fatigue tout le monde.
Plus de moutarde dans les rayonnages, c’est la faute aux Russes évidemment! Premièrement la région de Dijon ne produit plus de graines de moutarde depuis longtemps, ayant « externalisé » cette culture ailleurs en Europe. Deuxièmement la sécheresse et les chamboulements climatiques s’invitent dans l’assiette. Troisièmement, des opérateurs privés, courtiers, spéculent à la hausse sur la pénurie (ce qui avait provoqué les émeutes de la faim en Afrique et Moyen Orient il y a quelques années). Il y a des stocks de moutarde en attente au Canada, qui du fait du réchauffement global en produit de plus en plus, bien planqués pour le moment.
Homme fragile, brisé, féminisé, déboussolé, ayant répondu à toutes les injonctions pour continuer d’être un homme respectable. Papa poule qui fait les courses et la vaisselle, sort les enfants. Homme jardinier, cuisinier, bricoleur, entrepreneur. Hommes de paille, jouets de traditions qui ne s’épuisent jamais à répartir les fonctions, les obligations de chacun au sein du couple. Respect voire adoration d’une féminité de plus en plus en quête d’indépendance – avec son pendant, la solitude – projeté sur une femme moderne, jouisseuse elle aussi, parfois pareillement égocentrée ou frivole. L’homme tout nu, accommodé aux nouvelles modalités féministes perd lentement de ses saveurs propres.
En plus d’être un parfait être d’intérieur bien rangé, sexy comme dans les publicités pour électroménager, il doit s’armer encore suffisamment pour aller chasser dehors le gibier, seul ou en équipe. Un gagnant, agissant sur le plan social, environnemental, conscient du réchauffement climatique jusque dans son membre viril. Hommes bloqués dans leurs agendas virtuels. Hommes fatigués d’avoir tout jeté pour ne pas ressembler à leurs parents : filiations difficiles, ruptures générationnelles toujours profondes avec des baby boomers qui regrettent que leurs rejetons ne savent plus vivre aussi insouciamment qu’eux, ne comprennent pas pourquoi ils se lacèrent de paroles. Car parler, tout se dire, jouer la transparence ne dénouent pas systématiquement les entrelacs de nos vies respectives. Faire ensemble reste un baume aux plaies émotionnelles. Garder quelques secrets aussi, un antidote à la chute collective.
Autre attitude, aussi bien en vogue chez les hétéros que chez les homos : développer une forme d’hyper-virilité, dans le style de Bruce Willis, auquel tant de clones masculins d’âge mûr paradant sur le littoral et dans les villes paraissent vouloir ressembler, crâne rasé avec ou sans version barbue, lunettes de soleil Ray Ban et bermuda moulant. Toujours sur le qui-vive, dans une vision du réel avant tout productive et performative.








L’éternel féminin à la quête – ou à la traque? – de l’éternel masculin
Incompréhension réciproque des femmes et des hommes, qui parfois mène à la violence physique, à une rupture qui laissera de profondes blessures psychologiques. Hommes qui devraient satisfaire pleinement tous les désirs de ces dames, rudes bûcherons, gogo-danceurs et porno stars, sauvages gravures de mode, ceux trop galants pour être vrais, ceux à qui on reproche d’avoir perdu leur virilité à force de passer l’aspirateur et le karcher, de déconner en allant chercher ailleurs ce qu’il ne trouvent plus dans ces plans de vie, patiemment réalisés sur la table de la cuisine ou dans la sèche efficacité du monde virtuel. Certains mecs deviennent en réaction, plus rudes que les camionneuses du milieu LGTB.
Non mesdames, on ne peut pas gagner sur tous les tableaux : plus d’autonomie et de respect, mais toujours l’attention appuyée à la féminité et la galanterie. En outre, un homme ne sera jamais le semblable de la femme malgré tous les petits rectificatifs cosmétiques que la science ou la technologie, asexuées toutes deux, peuvent apporter aujourd’hui. Un homme qui sentirait toujours la rosée du matin. Tout comme il ne serait pas vraiment élégant de définir la féminité comme une chose sans couilles, avec un excès de production d’œstrogènes et de progestérone. Le rapport femme-homme a changé. Celui homme-femme également en miroir et parfois en défense.
Pour autant, la survalorisation des valeurs familiales, même selon tous les nouveaux schémas, ne devient qu’un refuge personnel ou communautaire, surtout à petite échelle. Or qui ne souhaite pas rester jeune aujourd’hui? Ainsi plus grand monde se bouscule pour l’âge de la maturité, mais chacun se croit suffisamment responsable. On continue à penser que l’adaptation sociale et ses concessions, que savent appliquer les adolescents dès 16-17 ans, c’est devenir adulte face à l’ensemble de la société. La maman veut paraître de la génération de sa fille, tandis que le papa a des divertissements d’adulescent… Les communautés modernes consument le sens du collectif et crament les différences de genre, de culture, de génération et d’expériences personnelles sur l´autel de l’universel.
Société de consumation
Surprenant comment la perte du repère masculin et notamment du père éternellement présent et vigilant, déstabilise les néoféministes et les femmes transgenres les plus aguerries ; les hommes aussi, mais en première ligne les enfants. Combien d’hommes politiques de tous bords évoquent De Gaulle, quand ce n’est pas Pétain? Les formes actualisées de vivre une des trois religions, définitivement rétrogrades ou encore la référence à des valeurs idéalisées du passé, exigent que le mâle reste tout de même dans son rôle traditionnel. Tout en étant défiant de front, pour mieux le miner quotidiennement pour combattre un insupportable machisme, complètement abstrait au final. Car le machisme est avant tout dans cette lutte quotidienne pour la survie qui exige toute notre attention et nos énergies, dans une société de plus en plus rétrécie et guerrière, que l’on soit femme ou homme en 2022. Et les cinquantenaires ne sont pas responsables de la faillite de leurs aînés, mais en subissent tous les conséquences.
Laissons l´homme revenir à lui, respirer un bon coup, prendre ses aises, toucher du doigt ses limites et ses faiblesses, les accepter, construire pour détruire des forteresses de carton ou de béton, se sentir briller comme le soleil et il reviendra vers vous, les femmes, la clef de voûte de son fort-intérieur!
Florent Hugoniot

Suite : Bruniquel
« Ce que l’épidémie a changé, ce sont les gens », par Fang Fang (Le Monde diplomatique, août 2022) https://www.monde-diplomatique.fr/2022/08/FANG/64957
Ariane Bilheran : « Il faut manipuler 2 émotions pour obtenir la soumission » – Le Libre Penseur
https://www.lelibrepenseur.org/ariane-bilheran-il-faut-manipuler-2-emotions-pour-obtenir-la-soumission/