Besoin de réalité (1)

 

Ceci n’est pas la réalité

La réalité n’est jamais une et unique, ni intemporelle. Elle est relative, puisqu’elle dépend de nos sens et de l’expérience de chacun, donc de notre subjectivité, mais aussi de nos actes et de nos petits arrangements intérieurs afin de vivre selon une certaine cohérence. En accord (en osmose j’aurais envie de dire) avec un moi à la fois unique et multiple, et dans une narration toute personnelle.

Paradoxalement, le réel (souvent confondu avec la réalité) est censée s’imposer à tous. Ainsi nous vivons aujourd’hui dans des espace-temps particuliers, selon des rythmes et des objectifs différents, et pourtant on ne peut dénier que les tous les humains – à l’exception de quelques astronautes, provisoirement – habitent encore sur terre, dont ils dépendent pour leur survie, en cette année 2019 de l’ère chrétienne. Voici un fait bien établi. Et pourtant peu suivi d’effets, tant la distanciation que nous avons avec certaines constatations scientifiques (la faiblesse ou la perte des écosystèmes dû à l’action des humains) est grande dans nos société technologisées. Un autre est que nos réalités habitent aussi d’autres champs qu’à proprement parler celui du réel, et s’étendent dans différents domaines tels que la psychologie, la spiritualité, la politique ou encore l’art. Le dernier espace qui s’est ouvert à notre réalité composite étant celui du virtuel, qui multiplie encore plus les possibilités d’investigation et de (re)construction, mais aussi de questionnement de celle-ci.

Au-delà de nos diverses subjectivités et expériences, ce que nous avons toutes et tous de commun, que nous pouvons mettre en commun, c’est à dire le réel, est-ce la mise en perspective de toutes nos réalités ? Peut-on parler ici d’une super-réalité, d’une Réalité constituée d’infinies expériences ? Ou serait-ce ce qu’on nomme tout simplement l’objectivité, dans une approche empirique de la vérité ?

En quoi la réalité que nous vivons individuellement est plus importante pour nous que celle d’un ou d’une autre ? La confrontation des différentes réalités mène-t-elle à la connaissance ? La plongée en soi, dans les profondeurs ou les hauteurs de sa propre réalité conduirait-elle à ce qu’on appelle l’éveil ?

Pourquoi, souvent la réalité nous échappe-elle, nous tend des pièges, nous déçoit, nous meurtrit aussi ? Pourquoi avons-nous besoin de fuir certaines réalités ? Quand nous utilisons ces formules telles « se rendre à la réalité », ou encore « ça dépasse la réalité », à quoi nous référons-nous ?

Dans un autre registre, maintenant que nous avons en notre possession des moyens de communication de plus en plus sophistiqués et à usage quasiment illimité, nous ouvrant vers un infini numérique, notre réalité semble paradoxalement se rétrécir, ou du moins être de plus en plus circonscrite. On est en mesure de se demander aujourd’hui, après 30 ans de pratique en quoi le virtuel augmente notre réalité. Ou tout du moins comment et en quoi elle l’a déjà transformé, ne serait-ce qu’au niveau des relations humaines.

Voici déjà bien des questions et des sujets d’étonnement qui j’espèrent ont éveillé votre curiosité et qui vont jalonner cet essai en plusieurs parties : la première est consacrée à la réalité sous l’angle de la philosophie, la seconde de la religion et la place du sacré, puis de la psychanalyse et du virtuel, les spiritualités orientales et enfin la conclusion avec ce que je nommerai la Réalisation. Ce développement fait suite au petit conte surréaliste Quoi ? La réalité que j’ai précédemment écrit en guise d’introduction et de mise en relief du sujet.

Je tenterai d’y répondre en m’appuyant sur des écrits, des théories et des citations faisant partie de la culture universelle, aussi bien d’Orient que d’Occident, en confrontant fiction et réalité, mais aussi dans une tentative d’approche de la vérité, dans la dynamique constructive d’un devenir – pour soi, pour l’autre, pour un monde meilleur, pour une œuvre… Nous affinerons notre attention afin de repenser ou penser ce que signifie réalité pour soi et pour les autres.

Or il existe entre la réalité, le réel, la fiction et la vérité – les unes et les autres pouvant s’éclairer mutuellement – différentes imbrications assez complexes. Ces notions réclament donc une avancée méthodique, et un peu d’histoire de la pensée. Nous verrons en quoi la définition de la réalité conditionne le sens même de notre existence, mais aussi le rôle du langage et du désir dans notre accès au réel comme dans la construction de notre environnement familier, notre identité. Accepter la vérité de notre être comme la réalité du monde afin de se sentir comme un poisson dans l’eau, en phase avec l’univers et non en lutte permanente avec soi, les autres, les évidences, perdu dans des illusions, des faux espoirs et des faux-semblants.

La réalité, c’est quoi ?

Si cette question a, dès ses débuts, engagé toute la philosophie, s’y frotter aujourd´hui permet, à défaut de forger de nouvelles certitudes, de démontrer s’il le fallait, son urgente actualité.

« La réalité est à la fois multiple et une, et dans sa division elle est toujours rassemblée. »

Platon

La réalité, on croit la toucher du doigt, on pense pouvoir l’évaluer avec nos sens et nos outils intellectuels, mais elle reste parfois impalpable ou encore s’éloigne tel un mirage lorsqu’on tente de pénétrer en elle pour y trouver quelque repère stable, quelque vérité. C’est alors que, perpétuellement en mouvement, elle nous échappe comme le sable nous glisse entre les mains lorsque nous voulons nous approprier une étendue de dunes. On considère donc que la réalité est quelque chose de relativement subjectif et personnel, finalement pas si simple à définir car l’être humain, vous et moi, celui ou celle qui reçoit et traite cette réalité est également changeant. Tandis que le réel est là, autour de nous, existe en soi et sans nous, restant détaché de nos imaginaires et de notre fonctionnement propre. C’est ainsi que nous pouvons faire une première distinction entre la réalité, personnelle et subjective, et le réel qui vit à son rythme, sans se soucier des humains.

Pour autant l’homme est un acteur prométhéen désormais, qui, comme la lune dans ses phases agit sur les marées, transforme le réel, sa planète à grande échelle désormais, et cela à vitesse accélérée depuis le XIXe siècle. Au point que les activités humaines ont réellement un impact, désormais scientifiquement prouvé sur notre milieu ambiant, sur le climat général et les écosystèmes.

On en déduit que les deux termes de réel et de réalité sont de fait indissociables mais renvoient à des notions différentes, à des enjeux différents.

« Accepter la réalité, c’est l’accepter dans sa totalité, le plaisir comme la douleur, le bien comme le mal, le jour comme la nuit, l’été comme l’hiver. La réalité a un caractère alternatif, qui résulte du jeu des « Je veux » et des « C’est ainsi », des forces et des obstacles. »

Raymond Queneau – Le voyage en Grèce (1973)

La réalité apparaît sous différentes formes à chacun. Pensons à celle d’un oiseau comparée à celle d’un poisson, comparons celle d’un Égyptien de la IIe Dynastie à celle d’un commerçant vénitien du XVe siècle. Ou encore à la réalité d’un habitant d’un archipel polynésien et à celle d’un habitant d’une grande métropole européenne. Ou plus proche, comparons la vie d’un magnat de la presse et celle d’un simple réceptionniste, traçons les représentations du monde et les schémas mentaux des lecteurs du Figaro, puis de ceux de l’Humanité ! Pensons à l’immense éventail de caractères des hommes et des femmes…

La réalité est premièrement une expérience individuelle car elle traverse le filtre de nos cinq sens pour nous atteindre, la vision et l’ouïe étant les premiers sens mobilisés chez les humains. Le toucher, le goût bien sûr sont aussi nos moyens d’investigation et de reconnaissance de la réalité. Ce sont des univers de connaissances rien qu’à eux. Proust a révélé l’immense pouvoir atemporel du parfum des madeleines, et nous savons aujourd’hui que le sens de l’odeur est celui qui nous donne le plus directement accès aux souvenirs.

Mais le monde extérieur passe aussi par d’autres filtres de notre fonctionnement et de notre structure mentale qui peuvent être nos préjugés, nos attentes et nos besoins, nos projections. Ou encore notre niveau de disponibilité joue sur la réception du réel, sachant qu’on n’a pas la même sensibilité aux choses selon notre état général : la fatigue, la colère ou l’inquiétude pouvant par exemple altérer notre réception comme notre entendement.

Or sommes-nous prisonniers de la réalité ou au contraire, la réalité est-elle dépendante de notre regard, de notre état ou de nos intentions ? Intéressons-nous au sens de la vision qui, la plupart du temps dans notre approche du monde extérieur, domine les quatre autres afin de « regarder la réalité en face » ou au minimum de voir et d’entendre ce qui surgit.

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Le phénomène de la vision

Certains savants grecs de l’Antiquité plaçaient la vue en tête des cinq sens. En considérant la fonction de la vision sous tous ses angles, et en discourant sur la mécanique, la géométrie et la dynamique de l’optique, ils ont émis une hypothèse renversante pourrait-on dire. En effet, depuis les recherches scientifiques modernes, le développement de la dissection et la pratique de la chirurgie, le sens commun considère actuellement que les objets extérieurs viennent s’imprimer au fond de la rétine grâce au rôle de la lumière ; plus particulièrement grâce aux photons qui viennent exciter divers types de cellules rétiniennes (les cônes pour la couleur et les bâtonnets pour la luminosité), les informations reçues étant ensuite traitées par le cerveau au niveau du cortex visuel, qui recrée des objets réels (images à base de couleurs, formes, volumes, textures et même mouvement) à partir d’influx nerveux.

D’un point de vue scientifique, dans la vision il n’y a pas à proprement parler de réflexion et de propagation de la lumière (on pense faussement que l’image inversée dans la rétine après avoir traversé la cornée et la pupille se propagerait au cerveau, toujours sous forme d’image) mais de codage puis de décodage de la réalité visuelle, qui elle-même est vibration lumineuse. Si on branche directement la zone du cerveau qui traite la vision à de fines impulsions électriques, on pourrait y faire naître des images, certainement abstraites.

De plus, les êtres humains ne peuvent voir qu’une certaine catégorie des variations du spectre lumineux. Par exemple les ultraviolets et infrarouges leurs sont invisibles, alors que certains animaux perçoivent ces couleurs, de même que certains ultrasons. Donc dans l’état des connaissances actuelles, difficile d’en rester à l’idée d’une réalité qui s’impose d’elle-même parce qu’elle se voit ou se donne à voir, ou encore à écouter. La cadre de perception de cette réalité s’avère très important.

Or, à l’inverse de notre conception actuelle de la vision et de l’optique en général, les Grecs envisagèrent la vision comme un rayon fin et droit, très mobile, venant du fond de l’œil, qu’on pourrait se représenter comme un flux lumineux, et qui viendrait éclairer le monde extérieur. Ici, c’est en quelque sorte l’intellect qui donne au monde sa signification, la vue étant un processus actif et dynamique, avec un retour du rayon lumineux réfléchi par les objets extérieurs vers la pupille, rapportant à notre centre nerveux tout de même de précieuses informations nouvelles – que j’interprèterais comme des variantes du phénomène de la vie, aussi insaisissable et fuyant que puisse être le concept de la vie ; mais c’est bien dans ce courant que vous et moi nous débatons et essayons de surnager, du moins il me semble.

Cette théorie nous déstabilise et prête à sourire aujourd’hui, mais on verra qu’elle n’est pas tant surréaliste, surtout lorsque qu’on entre dans l’univers de la psychologie.

On pense aussi au destin tragique d’Œdipe, un mythe de tradition orale adapté par Eschyle puis par Sophocle. Ce personnage se crève les yeux de douleur et d’affliction, une fois que la réalité de son double crime (meurtre du père puis inceste avec la mère) lui est révélée tardivement par le devin Tirésias, bien après qu’Œdipe ait neutralisé le Sphinx par son intelligence et soit devenu roi de Thèbes, épouse Jocaste et devienne le père notamment d’Antigone, âme charitable qui le suivra dans sa fuite pour l’aider… Or c’est en étant aveugle qu’il finira par accepter la vérité de ses crimes comme son triste destin. Dans le mythe, Œdipe finit par se suicider, en mettant en lumière une grande part de la psyché humaine, et nos aspects obscurs et peu avouables dans notre développement psychique et sexuel, le fameux complexe d’Œdipe théorisé par Freud. Mais nous aborderons le champ psychologique un peu plus tard.

Pour le moment entrons dans l’investigation philosophique, toujours avec ce thème de la vision, du regard que nous portons sur les choses et les manifestations de ce monde.

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la suite avec Besoin de réalité (2)

Florent Hugoniot

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SOURCES

https://philosciences.com/vocabulaire/

http://www.universalis-edu.com.domino-ip2.univ-paris1.fr/encyclopedie/realite/

http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/notions/verite/esp_prof/synthese/verireal.htm

https://www.cairn.info/metaphysique-marcel-conche–9782130590804-page-163.htm

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Un commentaire pour Besoin de réalité (1)

  1. Boris Carrier dit :

    « La confrontation des différentes réalités mène-t-elle à la connaissance? » demandez-vous.

    Et si c’était leur juxtaposition qui constituerait le savoir universel, l’Explication ?

    Merci de nous inviter á cette navigation au travers de l’océan infini de nos incertitudes pour conquérir de nouvelles terres fermes: je m’embarque avec enthousiasme!

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