Besoin de réalité (2)

La philosophie grecque et la réalité

Platon a fait, avec l’allégorie de la caverne, la démonstration que ce que les hommes dans leur grande majorité croient être la réalité, ne sont que des ombres projetées, des images manipulées par des magiciens qui entretiennent un feu par devers eux, comme un faux soleil. Les hommes et les femmes, qui sont prisonniers, attachés à la paroi de la grotte, ont bien du mal à sortir de leur ignorance, même lorsqu’on les délivre et qu’on les pousse hors de l’obscurité pour rejoindre le monde intelligible des Idées, qui sous-tend véritablement le réel. Ces Idées qui nous font sortir du chaos et de la sauvagerie sont par exemple la Vérité, ou le Bien qui tel le soleil éclaire notre univers. Les philosophes représentent dans ce système de valeur des passeurs vers le niveau supérieur, qui savent démonter les illusions et libèrent parfois les hommes de leurs croyances. Platon illustre par cette allégorie une forme d’initiation au monde du Beau, de l’harmonie universelle et durable, dans l’élaboration d’un ordre transcendantal et donc supérieur à toute chose, à toute forme forcément périssable. Il affirme que les idées sont la seule vraie réalité. Le reste n’est qu’illusion, même ce qu’on nomme le concret et qu’on peut toucher du doigt. Au-delà des formes et des choses, c’est leur essence qui doit avant tout attirer notre attention dans un noble effort. Mais les résistances et les tentations sont fortes pour nous dévier de cette belle trajectoire ! Ici le terme d’idéalisme prend déjà tout son sens.

Aristote au contraire nous apprend que toute chose est composée de deux entités : la matière et la forme. Autrement dit, la chose et l’idée qu’on s’en fait. On trouve ici les racines de ce que Kant développera plus tard comme la réalité en soi et la réalité en moi. Aristote et Platon constituent deux pôles essentiels dans l’histoire de la philosophie et l’un comme l’autre ont inspiré successivement certaines époques et fait fructifier de très nombreuses théories. Ainsi l’influence d’Aristote s’est élargie quand les sciences naturelles et physiques prirent de plus en plus d’importance dans le courant médiéval, tandis que Platon a été redécouvert à la Renaissance italienne.

Pour aller à la découverte du monde, dans une recherche active et curieuse, Aristote nous offre une méthode spéculative et expérimentale, préscientifique dans sa systématisation avec le décompte qu’il fit des espèces vivantes par exemple. Mais aussi il opérat une catégorisation de notre univers en deux parties : le monde supra-lunaire, celui des astres et des planètes – dont on avait dans l’Antiquité une remarquable connaissance ou intuition – qui obeit à des régles mécaniques immuables dans un cinquième élément, l’éther, et traite d’objets inanimés éternels ; le monde sublunaire qui est chaotique, imparfait, et contient toute la dynamique du vivant, les êtres animés, animaux et humains, également les quatre éléments « terrestres », eau, terre, air et feu.

Tandis que Platon a opéré un changement de point de vue, en traitant de valeurs. Partant du constat que nous ne pouvons faire confiance aux sens, qui nous aident à appréhender une réalité premièrement toujours mouvante et incertaine, qui sont deuxièmement eux-mêmes sujets à la tromperie, à l’incertitude, il envisage le réel sous un autre angle, celui de la vérité absolue. Dépassant, dédaignant le monde des manifestations, Platon nous invite à découvrir ce qui selon lui produit les choses sensibles (des copies et des faux-semblants) dans un au-delà pérenne et stable, idéal, presque trop parfait pour être vrai. Le pur espace de l’esprit. Aristote lui, admet la remise en question et le doute dans l’expérimentation de la vie.

Cependant ces deux philosophes si emblématiques inscrivent chacun leur recherche dans une perspective universelle, afin de pouvoir s’entendre sur un schéma du monde cohérent pour toutes et tous, mais débarrassé du trivial pour Platon car les choses, ou les formes, nous cachent les Idées, les moules théoriques de la nature. Pour Aristote ces deux aspects sont absolument liés et sans rapport de hiérarchie, dans le grand ensemble de la nature. Mais pour la philosophie grecque en général, il s’agit de cerner la cause par laquelle une chose peut être réelle, constatée et partagée par la collectivité, et donc que la chose en ce qu’elle est, puisse être énoncée clairement. La formulation en philosophie est un aspect particulièrement saillant de cette discipline. Autrement dit, une pensée logique, construite et argumentée doit pouvoir s’exprimer clairement. Nous reviendrons plus tard sur cette question du langage comme base du vivre ensemble dans un réel partagé.

« Ce n’est ni la figure ni la couleur éclatante qui rendent la chose belle. Elle possède la beauté du fait de participer de l’Idée du beau. Platon ne pose ainsi aucune rupture entre sensible et intelligible. Il soumet la compréhension des phénomènes à ces causes réellement présentes en eux qui, grâce à la communauté qui les lie, les rendent vrais, parce qu’elles sont vraiment – au sens où elles satisfont aux critères d’universalité et de stabilité. Aussi l’hypothèse des Idées ne déréalise-t-elle pas le monde, elle le rend connaissable et dicible. Elle permet un discours non contradictoire, en opérant une conversion du regard qui lui confère l’unité et la stabilité lui faisant défaut. Et si Platon parle d’hypothèse, pas de théorie, c’est parce que ce statut empêche de traiter les Idées comme des objets que nous posséderions au même titre que les opinions. Tant que les Idées restent hypothétiques, nous demeurons en quête de les atteindre, du fait qu’elles sont nécessaires à la connaissance. Platon conçoit donc le savoir véritable comme un rapport de désir à l’égard des Idées, qui ne les altère pas du fait de les connaître. »

https://www.encyclopedie-humanisme.com/?Platonisme-et-neoplatonisme

Autre aspect remarquable, Platon nous invite à aller en nous-même trouver ces règles, dans l’introspection, comme si nous pouvions aller la rencontre d’un souvenir car l’être humain possède cette faculté et ce savoir d’une manière innée. La connaissance est immanente à l’homme, et non extérieure. La sagesse consiste à apprendre à se ressouvenir. On parlera ici de réminiscence.

La postérité de Platon fut et reste considérable, elle s’est développée dans les 3 premiers siècles après sa mort sous le terme de néoplatonisme. Cette période féconde de l’Antiquité tardive nous aide à comprendre la transition avec la période chrétienne, qui apportera ses inquiétudes et priorités tout en développant des thèmes éclairés par le platonisme. Ainsi il est possible de tracer quelques lignes directrices qui ont traversé les siècles : le réalisme des Idées, l’immortalité de l’âme et l’assimilation au divin. Cela se nomme la transcendance.

De même Aristote, dans sa conception d’un grand tout cohérent, liant l’esprit et la matière, a permis d’assoir la doctrine d’un Dieu unique et ordonnateur. Il a aussi amené ce principe, assez contradictoire avec le principe de transcendance, d’une évolution vitale du germe depuis la phase de la naissance jusquà sa maturité, comme un devenir, une œuvre qui se produit réellement au sein de la matière et qui explique comment s’anime la vie elle-même, qui nous amène encore à envisager le principe de l’âme, qui ne peut pas uniquement être explicité par le rationalisme philosophique. C’est l’immanence.

Mais l’apport de la philosophie grecque ne se limite pas à une inspection du réel en soi, il nous invite à nous avancer dans les niveaux de connaissance comme ceux de conscience, avec comme unique indication l’amour de la sagesse – définition textuelle de philosophie en grec ancien. Socrate, en précurseur, comparait sa tâche, son effort à celui d’une sage-femme, dans une formulation certainement pas « inclusive », et qui serait aujourd’hui traité de sexiste, mais qui a le mérite d’être une métaphore efficace :

« Mon art de maïeutique a les mêmes attributions générales que celui des sages-femmes. La différence est qu’il délivre les hommes et non les femmes et que c’est les âmes qu’il surveille en leur travail d’enfantement, non point les corps. »

Socrate dans le Théétète

Lady sitting in front of Parthenon on Acropolis, Athens, Greece  – Kristoffer Trolle – Creative Commons License

La Philosophie à l’image d’un temple à ciel ouvert

Imaginons maintenant que la philosophie antique est un magnifique construction humaine, née du moins dans l’esprit de certains hommes et de certaines femmes – bien que peu nombreuses dans l’Antiquité. Une pierre d’angle, dans l’édification de cette cathédrale de l’esprit, sera posée quand Protagoras affirmera que :

« L’homme est la mesure de toute chose.»

Les deux axes majeurs de la philosophie grecque, que sont le platonisme et l’aristotélisme, prennent leurs racines tout deux au Ve siècle avant J.-C.. Ils ont posé les bases de nos spéculations intellectuelles modernes et de notre rapport au réel entre ciel/esprit et terre/matière, mais ils s’inscrivent dans un contexte déjà extrêmement riche et foisonnant. Il faut donc mentionner dans la Grèce antique, soleil levant de l’Occident, les trois écoles principales de philosophie qui surgissent un siècle plus tard environ après Platon et Aristote, et finissent de constituer les colonnes qui vont soutenir le ciel, l’espace immense et vertigineux de la réflexion et constituer les axes principaux de notre rapport au monde, encore actuellement :

  •  le stoïcisme prône le détachement, en estimant que nous devons concentrer notre esprit et nos efforts sur les choses qui dépendent de nous, et laisser de côté celles qui ne dépendent pas de nous et contre lesquelles il est vain de lutter car il faut juste les accepter.         xxxx
  • Le scepticisme, inspiré du cynisme, qui compare toute choses afin d’atteindre l’ataraxie (la tranquillité de l’âme) en réfutant tout dogmatisme.                                                            xxxx
  • Et enfin l’épicurisme, à peine plus tardif, qui est une forme d’hédonisme modéré et se donne comme objectif le bonheur par la satisfaction des plaisirs, mais seulement ceux naturels et nécessaires à l’homme, amorçant ainsi la naissance du concept d’une Nature une et cohérente en soi. Épicure considérait que la sensation est à l’origine de toute connaissance, annonçant ainsi l’empirisme plus tard.

IMG_3681

Ajoutons que cette dernière école philosophique grecque, de loin la plus populaire dans l’Antiquité méditerranéenne, trouve ses prémices dans l’atomisme, qui recherche le principe des choses et explique que l’univers est un Tout, constitué de vide et d’une matière égale et structurée, formée par des atomes identiques entre eux mais aux compositions et directions multiples. Certes, depuis lors les scientifiques du XXe siècle ont réussi à fissurer les atomes pour trouver les protons et les neutrons, puis ensuite les tout premiers éléments constitutifs de la matière que nous connaissons actuellement, les particules élémentaires que sont les quark up and down. Mais il reste remarquable que des philosophes de la Grèce antique, par pure spéculation intellectuelle et sans microscope électronique, aient découvert l’existence de l’échelle atomique de l’univers.

En passant, ce procédé intellectuel qui consiste à rechercher la plus élémentaire signification de l’univers, particulièrement au niveau de la matière mas aussi de la mise en relation des entités qui constituent notre espace-temps réel, s’identifie comme le réductionisme. Notons encore que :

  • Le pythagorisme a influencé Platon : ce courant scientifique et ésotérique plus ancien date du VIe siècle avant J.-C.. Il affirme que cet univers se réduit à des nombres et que seul au final les mathématiques et la physique permettent de le comprendre et l’articuler. Le réel ne serait donc pas constitué par des éléments, mais par des nombres et leur mise en relation sous la forme d’équations mathématiques, la science devenant d’une certaine manière l’ADN du monde. C’est une théorie d’une force, d’une simplicité et d’une beauté qui n’est pas étrangère à la suprématie des Idées.                                                                xxxx
  • Le cynisme, courant philosophique contemporain de Platon, met en avant l’humilité, l’autosuffisance, la vertu, le rapprochement avec la nature et surtout la liberté absolue de l’homme avec la subversion, mais est en contradiction complète avec la théorie des Idées et des formes.                                                                                                                            xxxx
  • les sophistes (dont Protagoras faisait partie) étaient des maîtres de rhétorique et de philosophie enseignant la sagesse, l’art de parler en public, la science du raisonnement orientée vers des fins utilitaires. Cet art de la parole très répandu dans la Grèce antique a ensuite été combattu par Socrate et Platon, son élève, qui considéraient qu’il permettait de formuler tout et son contraire, de soutenir n’importe quelle théorie et donc philosophiquement n’était pas recevable. Le terme de prostitué leur est aussi associé, car un sophiste fait payer ses services et sait théoriquement défendre n’importe quelle cause, même les plus sordides – on peut considérer que la fonction d’avocat en est le prolongement actuel. Enfin, il ne faut pas le confondre avec cet autre qualificatif de péripatéticien – qui aime se promener, selon le grec ancien – associé à l’école crée par Aristote, marchant de pair avec ses élèves dans le but de commenter ses propres thèses, et ainsi, chemin faisant, de se rapprocher de la vérité et s’éloigner des erreurs des autres penseurs ou des écoles philosophiques plus anciennes.

mi air mi eau3Et pour revenir à la dynamique fondamentale de l’art de philosopher, qui n’est ni plus ni moins qu’une méthode pour se perfectionner en lisant dans le grand livre toujours renouvelé de soi, en analysant notre rapport au monde, en s’immergeant dans le courant de la vie, en soulevant quelques mystères de notre monde pour en connaître la structure, la raison d’être, voire même la finalité, citons le célèbre « Connais-toi toi-même » de Socrate, dont nous avons un bon résumé sur la-philosophie.com :

Chez Socrate, la philosophie ne se résout pas, comme chez les sophistes, à l’acquisition d’un savoir, mais devient une manière de s’interroger, de se mettre en question, une forme de souci de soi. Cette invitation à l’introspection doit être reliée à la théorie platonicienne de la réminiscence.

Chacun, nous dit Socrate, dispose du savoir en lui-même, il suffit de se les rappeler. La connaissance est immanente à l’homme, et non extérieure. La sagesse consister à apprendre à se ressouvenir.

Cette connaissance de soi-même ne peut se faire que grâce à la maïeutique, c’est-à-dire le dialogue entre l’âme et elle-même, ou bien entre un élève et son maître.

C

Pour conclure cette première partie, et au-delà des très nombreux axes de recherche de la philosophie antique à aujourd’hui, on soulignera encore le processus intellectuel de dialectique, qui vient tout naturellement ponctuer ici ce développement. Toujours sur philosophie.com, on peut en lire la définition :

Le terme dialectique revêt dans l’histoire de la philosophie une grande variété de sens. De Platon, qui l’a définie comme processus d’élévation de l’âme à Hegel, pour qui la dialectique est le processus de réalisation de l’esprit au-delà des contradictions qu’il résout, en passant par Marx, qui en fait une méthode de compréhension du réel.

Or je crois que c’est cet aspect du dialogue qu’il ne faut jamais oublier quand on s’intéresse un tant soit peu à soi et aux autres, mais aussi c’est un outil qui reste extrêmement pertinent pour questionner notre univers, tous nos univers.

Florent Hugoniot

À suivre sur Besoin de réalité (3)

*********************************************************************************

SOURCES

http://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/Platon_LaCaverneDePlaton.htm

https://www.encyclopedie-humanisme.com/?Platonisme-et-neoplatonisme

Platonisme ou Aristotélisme

http://jeanbaudet.over-blog.com/article-philosophie-007-pythagore-de-samos-96035521.html

http://www.histophilo.com/sophiste.php

http://universrevele.canalblog.com/archives/2005/10/17/902943.html

Socrate : Connais-toi toi-même

A propos lapartmanquante

Part-iciper, part-ager, part-faire, part-ir, partout et par ici !
Cet article, publié dans La réalité recomposée, Promenades dans le réel, est tagué , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 commentaires pour Besoin de réalité (2)

  1. Boris Carrier dit :

    merci de ce tour d’horizon des visions du monde grecques. Je suppose que bientôt nous larguerons les amarres pour en découvrir d’autres, leur ensemble préfigurant peut-être l’amorce d’une explication de notre dasein. Nous comptons sur vous pour tenir fermement la barre.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s