
J’aimerais aujourd’hui faire un bilan de mes enquêtes artistiques menées depuis quatre ans dans la ville de Oaxaca. Malgré mes approches et la présentation détaillée de certains acteurs majeurs de la région, je dois dire que je reste sur ma fin… Les retours concernant mon investissement personnel sur la scène artistique, qui va de la collecte d’informations à l’édition Web, en passant par la prospection puis la photographie d’œuvres picturales et graphiques n’ont pas été convaincants, sans qu’il ait une véritable attente de ma part. Non que j’espérais une quelconque reconnaissance, par exemple d’un point de vue journalistique, mais plutôt la mise en place d’une dynamique collaborative et les relations amicales qui naturellement en découlent.
Or c’est surtout la logique publicitaire d’un intérêt à court terme qui en est ressorti, comme si l’éclairage que des étrangers peuvent apporter sur cette scène artistique pleine de vitalité était un dû. Toutefois, je dois reconnaître qu’à défaut de « win-win », ma démarche personnelle était du donnant-donnant puisque j’ai moi-même beaucoup appris tout en nourrissant mon blog pour lequel je ne touche aucun bénéfice financier, mais qui demande aussi, en plus de ma passion pour l’écriture et le partage, un investissement en temps et en efforts. Si mon action a permis aux artistes contactés d’avoir un peu plus de notoriété, particulièrement auprès de nouveaux lecteurs francophones, c’est tant mieux !!
Il s’agit surtout des articles publiés sur ce même blog présentant Nando Lelo à Zaachitla pour le collectif ZAANARTE, l’école de peinture murales de Jesús González Gutiérrez située dans l’Espace artistique Xicotencatl et Mario Guzmán pour le collectif Subterraneos. Le peu de retour, voire le total manque de réaction de ces trois personnes interviewées dans le cadre d’un travail bénévole, gratuit et collaboratif est malheureusement emblématique de l’attitude de nombreux artistes de Oaxaca, qu’ils soient issus de la mouvance street art ou plus largement des arts plastiques. Il m’est arrivé la même déconvenue avec la peintre Sigrid Wiese pour laquelle possiblement le peu de notoriété de mon blog (merci les nouveaux algorithmes Google) ne méritait pas un peu de son temps ni de son attention.
Voici respectivement les liens de ces quatre articles, mais je m’arrêterai plus particulièrement sur Subterraneaos, qui est le dernier collectif pour lequel j’ai publié un texte.
Critique de la démarche subterranéenne
On retrouvera dans les dernières créations de ce collectif qui illustrent cet article, les désormais classiques thèmes révolutionnaires, populaires et ethniques ; de ceux qui ont fait les beaux jours de nombreux collectifs artistiques et ateliers de gravure depuis 2006, tels ASARO, UTARTE ou encore Taller Zapata. C’est d’ailleurs depuis cette année emblématique que l’on note le virage de Oaxaca vers la valorisation d’une activité artistico-artisanale de plus en plus attrayante pour les visiteurs étraners ou nationaux, avec la floraison de nombreux ateliers de gravure autogérés surfant sur la vague du tourisme culturel, puis du tsunami du tourisme de masse et globalisé de type Airbnb.
Ayant été moi-même fasciné par l’aspect anarchiste oaxaqueño en 2012 et encore plus tard, lors de mon installation à Oaxaca en 2019, j’en suis toutefois revenu dégrisé depuis que je connais plus en profondeur les mécanismes socioculturels de la ville. Sans dénigrer l’immense effort de modernisation de l’offre culturelle locale, puisque Oaxaca mérite amplement son titre de pôle intellectuel et artistique aujourd’hui.
Depuis à peine trois ans d’existence, Subterraneos continue son effort pour dominer le panorama street art en devenant un référent incontournable, avec une production pléthorique et des campagnes d’affichage répétitives mais toujours ambitieuses et de qualité. Il y a une « touche subterraneos » sous l’égide du maestro Mario Guzman indéniable. Cet atelier, tiré par une notoriété internationale qui s’affirme, tourne effectivement en boucle autour de sujets séducteurs, vendeurs et parfois complaisants. Le paradoxe de ce collectif est que tout en dénonçant la « gentrification » du centre-ville de Oaxaca, il y participe pleinement. Jamais par exemple il ne représente, parmi sa panoplie de personnages des gens ordinaires, des figures de tous les jours, de ceux que j‘ai très majoritairement croisés de 2019 à 2013 : employés des restaurants et des hôtels, serveuses, plongeurs, cuisiniers (tous payés au lance-pierre), tous ces riens, ces petites mains qui sont les piliers réels d’une industrie touristique très lucrative. Pas plus que les nombreux visiteurs gays, car dans les coutûmes locales et la doctrine marxiste-léniniste l’hétérosexualité est de mise. De même, l’exploitation dans le sens marxiste d’autres corps de métiers tels qu’employés de banques et de divers commerces, grandes enseignes et supermarchés, ouvriers des chantiers routiers et immobiliers, autrement dit le prolétariat urbain et péri-urbain, n’est jamais évoquée.
Subterraneos se complait donc dans ses mythes révolutionnaires en mettant en scène l’histoire coloniale du Mexique, mais aussi « des gens du peuple » choisis selon les variétés de costumes traditionnels et en fonction de postures tels que le bon paysan, la vendeuse de fruits, le cultivateur d’agave (celui qui produit le mezcal, l’alcool du pauvre devenu un spiritueux de luxe), bref toute cette catégorie humaine qui a presque déjà disparu du paysage social à Oaxaca de Juárez, mais qui existe encore dans les villages environnants, les municipios, et plaira à l’œil du touriste nord-américain ou européen. Ce même regard qui souhaite voir en vrai les Zapatistes du Chiapas, avec une curiosité compréhensible, bien que fondamentalement asymétrique souvent cynique, dans un positionnement malsain et confortable. Probablement le goût de la dissidence, le désir du risque et de la canaille chers à la bourgeoisie.
Dans le cas de Subterraneos, et plus largement du street art oaxaqueño, on peut avancer les termes de « folkorisation », voire de populisme artistique, avec un fort opportunisme et une adaptation tout à fait capitaliste au marché. Bien loin des grandes valeurs revendiquées et affichées : nous sommes désormais dans l’époque du chacun pour soi et du sauve qui peut… Cela étant dit, les conditions de survie au mode ultralibéral comme la réaction vitale face à la réduction postmoderne sont faits de compromis pour chacun : le collectif gazeux et mouvant Subterraneos permet à de nombreux jeunes talents mexicains de se faire la main, pendant que les permanents ne connaissent pas l’anonymat, survolent la crise économique en faisant travailler des membres de leur famille pour l’aspect commercial et communicationnel de la petite entreprise. Bien que pendant son interview Mario Guzman s’en défendait, il avait toute l’attitude du meneur de troupe et du gestionnaire des ressources matérielles et financières. Durant l’heure et demie que dura notre entretien dans son bureau particulier au sein de l’atelier, j‘ai vu défiler au moins 5 personnes venant lui demander conseils ou autorisations, en plus des interruptions par les appels téléphoniques. Mais cette manière de fractionner son temps, de passer constamment du domaine privé au public et d’être flexible et présent sur tous les fronts est aussi typique du mode de vie mexicain.
J‘ai personnellement connu ce genre d’ambigüité idéologique ou comportementale en participant, jeune, naïf et nourri d’idéaux, à un atelier de céramique à Montpellier au tournant des années 2000 : toutes les énergies et initiatives de passage étaient bonnes à prendre, mais au final ce sont les fondateurs qui retiraient les marrons du feu pour leur commerce, en investissant au final dans l’immobilier local et en assurant leur propre prospérité et célébrité. Mais toujours dans un discours célébrant la fraternité, tout en sourires, séductions, courtoisie et politesse, attitude commerçante oblige !
Pourtant, tout à l’honneur de Subterraneos, cet atelier est un des rares lieux de production, de promotion et d’enseignement de la pratique artistique pour ce qui concerne le graphisme. Dans un autre genre, plus fresa (chic, guindé), il y a La Máquina, un atelier installé depuis quatre ans dans le quartier de Santo Domingo, phare du tourisme culturel normalisé, régulièrement animé par des événements traditionnels et festifs de type calendas. Plus d’infos dans Subterraneos ou la ville-palimpseste.
Dans le diaporama ci-dessous, en plus d’une dernière œuvres de l’atelier Subterraneos, on peut découvrir une série de gravures en noir et blanc non attribuées, typiques de la production locale.
Dans certaines galeries d’art, on peut suivre le processus de fabrication et choisir et acheter des gravures. Pour plus d’informations, lire https://lapartmanquante.com/2023/09/23/arts-graphiques-oaxaca-ete-2023/

En guise d’épilogue
Douze années de vie, de découvertes et d’investigations au Mexique – avec en point de mire le mythe américain et la traversée d’un miroir déformant, tendu partout dans ce pays – auront douché mes rêves de pureté, d’authenticité indienne ou mexicaine, rattrapé mes illusions d’une société protégée de la globalisation, reliée à son histoire propre, fière de ses luttes pour sa survie, en phase avec la préservation de son environnement et la cosmogonie de ses ancêtres. Il faut rappeler que le métissage Amérique-Occident-Moyen Orient qui définit actuellement plus de 70% de la population mexicaine (un peu moins dans les États du sud tels que Oaxaca, Chiapas comme dans la péninsule du Yucatán) ainsi que le brassage de nombreuses cultures du monde débarquées d’Afrique et d’Asie disséminées dans le pays, ont donné naissance à une nouvelle « race » d’hommes et de femmes, la « raza mexicana » résistante et résolument tournée vers l’avenir, mais bien souvent ayant le cul entre deux, trois ou quatre chaises. Peut-être qu’il faut donner du temps au temps à cette génération du cinquième soleil, que le meilleur est en train de germer et donnera sa véritable floraison pour les générations à venir dans cette partie de la planète à la fois si familière et déroutante.


Emblématique et iconique Lila Downs
Le phénomène Lila Downs, une chanteuse de renommée internationale originaire à moitié de Oaxaca, qui possède la double nationalité mexicaine et étasunienne, illustre le trouble identitaire actuel, avec un positionnement artistico-médiatique qui plait des deux côté de la frontière du fait de son style original : une inspiration musicale entrainante issue de tout Mexique, des paroles bien écrites, des chansons en espagnol ou en anglo-américain, du sens, de la poésie et de la mystique zapotèque comme dans Gotita de Mezcal. Lila Downs a su parfaitement exploiter les thématiques sudistes, ce qui a fait sa fortune, en mettant en scène son double artistique qui cadre totalement avec l’image qu’on se fait d’une chanteuse mexicaine, une descendante de Frida Kahlo, une figure à fort caractère, à la voix profonde et envoutante, aux costumes de scène traditionnels tel que le huipil, les grands colliers colorés, le sombrero et les nattes tressées… Tout le charme et le mystère du Mexique en une seule personne !
Un cadre qui cependant la limite dans sa trajectoire musicale, d’autant plus qu’elle n’a pas sorti de véritable succès depuis de nombreuses années et vit de la rente de son répertoire ancien. Elle se partage entre Oaxaca, où elle possède une maison et vient se ressourcer, et les USA dont le showbiz a assuré sa promotion internationale. Ayant créé elle-même son propre mythe, elle demeurera néanmoins une créature oaxaqueña postmoderne, celle qui vit ici et ailleurs, tout à la fois intemporelle et éphémère, omniprésente et très discrète.
En tant que Français vivant au Mexique, je me croyais à l’abri, du poids de la culpabilité ou du sentiment de supériorité de mes concitoyens vivant en Afrique. Les Espagnols et les Portugais ont conquis le Nouveau Monde avant l’arrivée des Anglo-saxons tandis que les Français ont partagés avec ces derniers l’immense continent africain. Las ! Le clasismo (attribution des rôles selon la pigmentation naturelle et le statut social, un système intraductible de caste à la mexicaine) aura eu ma peau ! Pour les Mexicains, tout blond aux yeux bleus représente, symbolise définitivement le Wero, le Gringo (comprendre les Étasuniens, Nord-Américains et plus largement tout ce qui est étranger et de type « caucasien », qu’il soit touriste, investisseur ou résident). Européen, Nord-Américain ou même ayant acquis la nationalité mexicaine, je resterai toujours un ressortissant du Primer Mundo égaré dans un pays en ébullition, en recherche d’identité et de cohérence, un objet à part d’envie, d’amour et de détestation ainsi que je l’avais initialement analysé dans la série Comment peut-on être Mexicain ?.

Le rêve mexicain s’est donc bien dissipé mais ni ma flamme vitale, rallumée dans ce grand pays à l’avenir incertain, ni ma curiosité pour les nouvelles formes artistiques ne s’éteindront, en n’importe quel lieu où mes pas me guideront et mes ailes m‘emporteront !
Florent Hugoniot











